Le tome 3 de Canardo (donc le 4ème album) poursuit le récit des aventures de notre héros palmipède préféré et relate un nouvel épisode, dans la continuité chronologique du précédent (auparavant, on s'y perdait un peu dans la chronologie, surtout dans le tome 0). Cette fois-ci, la carrière du canard, qui toujours ne tenait qu'à un fil, en raison de ses penchants suicidaires et de ses mauvaises fréquentations, est bel et bien lancée ! La Mort douce est prépubliée par épisodes dans le magazine (À Suivre) en 1982 avant de sortir en album en 1983. le rythme de publication de la série est désormais d'un nouvel album par an.
L'action démarre dans le bar Chez Freddo, un établissement que nous connaissons bien, puisque Canardo fréquente cet endroit depuis maintenant quatre albums. Dans l'aventure précédente, Freddo avait perdu sa chanteuse de cabaret, il doit donc recruter, ce qu'atteste l'offre d'emploi placardée à l'entrée du bar ainsi que les vielles affiches défraîchies vantant les mérites de la précédente chanteuse Alexandra. C'est la disparition de cette dernière qui plonge Canardo dans un désespoir amoureux dont il ne s'est pas relevé et qu'il tente de noyer dans l'alcool (« La chanteuse précédente est morte dans ses bras… depuis, il n'est plus le même », explique Freddo, page 4). Lili, la nouvelle chanteuse recrutée par Freddo souffre d'une toux persistante dont elle ne parvient pas à guérir.
Bronx, un ours taciturne et sans doute simple d'esprit, entre dans le bar et se fait harceler et frapper par Jo, un client excité à l'idée d'en découdre et de faire le malin à bon compte devant sa compagne. Lorsque Lili commence son tour de chant avec la chanson « Lili Marleen », Bronx prête une oreille surprise et attentive, puis se transforme soudain en tueur que rien n'arrête. D'un seul coup de poing, il terrasse Jo qui meurt sur le coup, puis il prend la fuite en emmenant Lili en otage.
Ainsi commence les aventures funestes de Lili et de Bronx, les héros de cet album, qui dans la continuité des précédents et comme nous le devinons assez rapidement seront eux aussi des damnés de la terre appelés à subir une fin tragique. Nous sommes bien dans l'esprit mélodramatique des albums de Canardo de la première période.
D'autres laissés-pour-compte seront rencontrés au cours de cette aventure, tous aussi pittoresques les uns que les autres : la vieille nounou indigente qui a élevé Bronx et vit dans une roulotte ; Nelly, la grosse truie prostituée qui offre Lili en cadeau à ses trois amants ; Clem la Vidange, l'organisateur corrompu de jeux de combat, qui voudrait opportunément s'associer à Lili après avoir découvert qu'elle pouvait contrôler la puissance de Bronx ; le caporal Krönz, un vieux marin alcoolique qui évoque ses souvenirs de pêcheur en mer ; et surtout de mystérieux militaires volontairement terrés dans un fortin et qui attendent leur destin…
Tous ces personnages subiront des fins tragiques et paieront pour leur turpitude ou leurs erreurs passées. Bronx, sorte de Hulk plantigrade, prendra sa part dans l'opération de grand nettoyage. Curieusement, sa fin n'est pas encore annoncée et on le retrouvera plus tard en guest star dans La Cadillac blanche. Canardo, qui n'a décidément pas de chance auprès des femmes, confirme son coeur d'artichaut et s'amourache facilement. Malgré le souvenir d'Alexandra encore bien présent (cf. sa réaction page 4 et sa rêverie page 26), il a un petit faible pour Lili qui le plonge dans le déni et le refoulement (« Elle n'existait pas… elle n'a jamais existé ! Jamais !!! », tente-t-il de se convaincre, page 46).
Le « style »
Sokal s'affirme, en particulier au niveau des apartés jouissifs et des répliques ironiques dont il a le secret et qui feront sa marque de fabrique. Quelques exemples : « C'est ton alcool qui est mauvais, Freddo : il ne me fait rien oublier… » (page 4) ; « Bigre… Quel heureux caractère ! Encore une belle histoire triste en perspective… » (page 25) ; « – …Nous avions besoin d'un but dans la vie, alors nous sommes partis à la recherche de l'Homme ! – Hum ! Vieille métaphysique animale… sans intérêt… » (constat désabusé de Canardo, se remémorant sans doute l'aventure du Chien Debout, page 40).
Autre innovation, qui sera souvent reprise par
Sokal, et déjà constatée dans La Marque de Raspoutine : le plan large fixe, matérialisé par une succession de vignettes très allongées prenant toute la largeur de la page (pages 11, 20, 22, 45 et 46), donnant l'illusion d'un déplacement ou d'une action théâtralisée qui s'effectue face à un observateur ou une caméra immobile.
Le major Fassbinder (l'un des soldats du fortin, cité page 40) est un clin d'oeil faisant référence au réalisateur allemand
Rainer Werner Fassbinder dont le film « Lili Marleen » sort en 1981, un an avant la publication de cette aventure. C'est l'actrice
Hanna Schygulla qui chante Lili Marleen dans le film de Fassbinder. Cette chanson est devenue mondialement célèbre grâce à la version américaine de 1944 et son interprétation par
Marlène Dietrich qui en modifia légèrement le titre (Lili Marlène) et les paroles.
Marlène Dietrich a rendu ainsi possible son appropriation par les troupes alliées à la fin de la guerre. Dès lors, « Lili Marlène » deviendra un tube universel et planétaire.
Les connaisseurs les plus affutés de Canardo auront sans doute repéré quelques autres allusions assez subtiles dans cet album, notamment, plusieurs références (ici pour la première fois, mais qui vont devenir quasi-obsessionnelles) à l'écrivain américain
Ernest Hemingway.
Plusieurs romans d'
Hemingway sont passés à la postérité, dont «
le Vieil Homme et la Mer » et «
Pour qui sonne le glas ». Dans cet album,
Sokal évoque pratiquement ces deux titres : page 27, un vieux marin sénile parle d'un exploit qu'il aurait réalisé en mer, en capturant un énorme poisson à l'aide de son harpon ; et page 42, Canardo répond à son interlocuteur par cette mise en garde : « C'est le glas… et il sonne pour toi, soldat ! ». Tout ceci serait presque passé inaperçu, si
Sokal n'avait pas créé par la suite un personnage récurrent d'écrivain baroudeur du nom transparent de Ballingway, qui apparaîtra dans La Cadillac blanche et dans L'Île noyée, et donné à ses albums des titres aussi évocateurs que : le Canal de l'angoisse et le Vieux Canard et la Mer…
Une fois de plus,
Sokal montre sa capacité à produire un album de grande qualité, dans sa série phare commencée dans les années 80, qui gagne peu à peu en cohérence.
Sokal peut pratiquement se revendiquer d'être à l'origine d'un genre nouveau de la bande dessinée : le polar noir animalier.
Pour terminer, le lien ci-dessous vous permettra (à votre convenance) d'accéder à un petit bonus (spécial offre de fidélité),
Hanna Schygulla chantant « Lili Marleen » dans le film de Fassbinder :
https://www.youtube.com/watch?v=Io2IQisilsU