Si je vous dis camembert, époisses, tome fleurie, crottin de chavignol…Sentez-vous leurs effluves, leur odeur puissante de ferme, de paille, leur odeur caprine presque musquée, leur odeur de cave, de sous-bois ? Sous leur croute fleurie ou moisie, blanche comme neige ou tachetée, derrière leur texture granuleuse ou fondante, percevez-vous leur saveur salée, légèrement acidulée ou douce ? Un bon fromage, c'est un équilibre à trouver dans cette vaste gamme sensorielle, ce sont des recettes ancestrales, des laits de diverses provenances donnant à chaque fromage sa singularité. Un savoir-faire qui fait la force du groupe Jonquart que dirige Werner Jonquart, groupe familial de production de formages et de yaourts, depuis quatre générations, avec le succès notamment de leurs trois fromages stars dont la réputation n'est plus à faire, le Lestar, le Vieux-Prioux et le Ponserot.
Jonquart est un groupe suisse stable, aux résultats économiques solides et en constante progression, aux valeurs fondées sur le développement durable et un management participatif. Il fait bon travailler dans ce groupe qui sait intégrer les préoccupations de son temps. Tout semble réussir à Werner depuis qu'il est aux commandes du groupe.
Werner Jonquart, cependant, commence à perdre de vue le sens de sa mission, à s'ennuyer, surtout en voyant sa vie privée se déliter, et l'idée de revendre ses parts pour apporter renouveau et sang neuf à la direction de l'entreprise commence à fleurir dans sa tête.
Deux repreneurs, un repreneur américain et un repreneur chinois, semblent prêts à tout pour racheter ses parts, fait étonnant quand nous savons le peu d'attrait pour les fromages, surtout le fromage de caractère, à la fois des américains et des chinois. Les montants proposés par l'une et l'autre partie constituent même une somme mirobolante à laquelle ne s'attendait pas du tout l'entrepreneur. Les objectifs avancés sont, pour tous deux, la diversification de leur zone géographique, le développement de nouvelles saveurs pour leurs consommateurs et donc le développement d'un nouveau marché en interne, la constitution d'un géant de l'agroalimentaire nécessitant l'acquisition de solides entreprises dans les différentes régions du globe…Très agressifs l'un et l'autre, Werner se décide finalement pour le repreneur chinois, le plus offrant.
Quelques semaines plus tard, les fromages ont un drôle de goût. Oui, un gout étrange. Un gout de chocolat, d'amande, voire de choux ou de poissons panés...Ces saveurs, sucrées au mieux, crucifères au pire, sont quelques peu étonnantes, curieuses, drôles pour ne pas dire dégoutantes…Quelques intoxications alimentaires sont même rapportées. Il n'en faut pas moins pour que les journalistes s'emparent du sujet et en fassent leur chou gras, puis viendront les réseaux sociaux, et enfin les plus solides analystes financiers, engrenage vertigineux qui aura un gout très amer pour le groupe puisque le cours de l'action Jonquart va chuter de 80% en quelques semaines.
Je ne vous dévoilerai rien du pourquoi de ce drôle de gout, si ce n'est que la mafia colombienne et les triades chinoises ont trempé leurs linges sales dedans, que meurtre il y aura, et que sa compagne, Julia, et la fille de cette dernière, la petite Léna, vont même servir de monnaie d'échange aux menaces qui fusent de toute part…
En tout cas, l'auteur,
Alain Schmoll, auteur présent sur Babélio sous le pseudo @Archie, qui a déjà à son actif cinq livres, semble s'y connaitre en management et en reprise d'entreprise, et c'est normal, c'était son métier. Ce vécu, cette expérience se reflète avec intelligence dans ce livre passionnant qui se lit d'une traite tant nous désirons savoir d'où vient ce mauvais goût…Les qualités de Werner pour partager sa stratégie, ses projets auprès de ses collaborateurs, auprès des différentes parties prenantes de l'entreprise, sa capacité à les convaincre, les faire adhérer, son calme en toute circonstance sont des qualités que doit très certainement connaitre personnellement
Alain Schmoll pour en parler avec autant de naturel. Oui, ça sent le vécu, c'est indéniable et c'est une chose importante dans le cas des livres se référant au monde des entreprises tant les clichés, les préjugés ou les raccourcis ont vite fait de caricaturer le monde de l'entrepreneuriat.
J'ai particulièrement aimé la façon dont l'engrenage se referme toujours un peu plus sur Werner. Nous devinons assez vite qui est l'auteur des agissements mais le mobile n'est pas si aisé à comprendre. J'ai apprécié aussi le personnage de Werner, business man gentleman aux valeurs humanistes.
Intéressant également cette façon de situer le roman dans un quotidien très récent. Nous pouvons ainsi être témoin de la pandémie du Covid 19 ou encore de la préparation des JO de Paris. le livre se déroule aujourd'hui et maintenant. le roman entremêle ainsi à son intrigue des préoccupations très actuelles, comme l'asservissement au numérique, le piratage informatique et les cyberattaques, l'effritement de la vie en couple et la perte de repère familial, l'extrémisme politique. C'est un livre qui, comme son livre précédent, sait capter les préoccupations de son époque.
J'ai passé un très agréable moment de lecture avec ce livre divertissant et intriguant, à l'action trépidante et au suspense bien orchestré. Instructif aussi quand il évoque notamment les négociations préalables à la revente de parts d'entreprise. A noter que les personnages de Werner et de Julia sont déjà présents dans le premier livre de l'auteur,
La tentation de la vague, et que ce livre en constitue une suite même s'ils peuvent se lire indépendamment l'un de l'autre. N'hésitez surtout pas, vous aussi, à vous laisser tenter par ce drôle de goût !