Récit vidéoludique de quêtes et d'aventures, interrogation narrative sur le sens de la vie à l'ère de la consommation sans but du capitalisme tardif, manuel critique souterrain : «
Casca la couronnée » démultiplie les effets spéciaux déjà impressionnants de «
Rivage au rapport » pour nous offrir un grand roman, caustique, hilarant et néanmoins songeur.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2024/06/01/note-de-lecture-
casca-la-couronnee-quentin-leclerc/
En novembre 2021, en conclusion de la note de lecture consacrée sur ce blog à «
Rivage au rapport », j'indiquais : « Dans l'espace profond et propret des banlieues résidentielles connectées, on ne vous entendra pas crier – et rien n'indique (au contraire, si l'on ajoute foi à la mention conclusive Fin du tome I) que le boss de fin de jeu ait été réellement dégommé, ici comme ailleurs. » Publié en mars 2024, toujours chez L'Ogre, «
Casca la couronnée », nouveau roman de
Quentin Leclerc, vient en effet poursuivre et transformer cette fabuleuse tentative d'inscrire la grammaire narrative vidéo-ludique dans notre capacité actuelle à élaborer des récits, en la questionnant encore plus en profondeur politique, après en avoir déplacé le centre de gravité vers un nouvel espace, celui du jeu de quête et d'aventure, autant dire d'une grande partie des vies réelles et des vies rêvées.
Les lectrices et les lecteurs qui se seront plongés au préalable dans «
Rivage au rapport » vivront une double délectation en mesurant au fil du récit les décalages thématiques et techniques qu'a introduit ici l'auteur, mais celles et ceux qui découvriraient seulement maintenant cet univers polyphonique piégé de toutes parts par le jeu et la consommation mise en abîme ne seront pas perdus : de rusés rappels sont disposés à point nommé, au début comme en
milieu de partie, pour connecter la saga de Casca, de Trish et de leur protecteur Upamecano à ce qui est arrivé précédemment à l'inspecteur Rivage et à son assistant Copperfield dans la bourgade apparemment idyllique de Myriad Pro, que l'on sait désormais irriguée de courants souterrains délétères, de convoitises sans bornes et de redoutables chausse-trappes.
C'est bien ici la franchise Pokémon, sous ses (presque) innombrables aspects, qui détermine l'allure générale de la construction du jeu et donc du récit : les clins d'oeil décisifs ou les simples allusions rythment «
Casca la couronnée » sur un tempo joliment endiablé – et les joueuses et joueurs ayant incarné, depuis ses débuts ou non, le personnage de x et vécu son rêve de dresseur se réjouiront certainement de découvrir tant de repères familiers et de drapeaux nostalgiques le long du chemin. Mais la grammaire globale du roman englobe et dépasse bien entendu le simple revival ou même le seul détournement : comme dans «
Rivage au rapport » – et comme l'avait mis en évidence à sa manière incisive le « Real Niggaz Don't Die ! Grand Theft Auto : San Andreas entre récit et jeu » de
Samuel Archibald, au plan analytique -, le questionnement sous-jacent de l'écriture vidéoludique, de sa soumission éventuelle aux impératifs de marché, de marketing et de consommation de masse (fût-elle micro-segmentée, et désormais pleinement intégrée aux mécaniques de distinction et d'influence qui caractérisent les réseaux sociaux de deuxième génération) et des notions même de quête et d'aventure, est ici permanent – et diablement puissant.
Le miracle d'écriture conduit par
Quentin Leclerc s'ancre sans doute dans ce constat : ni simplement parodie jouissive, ni uniquement critique littéraire et politique affûtée, «
Casca la couronnée » est bien un authentique – et passionnant – roman d'aventures. L'auteur y a subtilement intégré la poésie du choc improbable des pulsions consommatrices quotidiennes qu'avait élaboré
Philippe Annocque dans son «
Vie des hauts plateaux » , et a su tangenter les chemins qui bifurquent chez l'
Adrien Lafille de «
La transparence », pour que la méta-quête qu'il s'agit d'accompagner jusqu'au bout pose ici d'autres questions fondamentales, toujours comme en jouant et se jouant : rien moins que l'amour, l'amitié, la loyauté et le sens de la vie, en somme.
À propos de «
Rivage au rapport », déjà, j'écrivais sur ce blog : « Disons-le tout net : rarement un texte aura su interroger avec une telle verve, une telle fougue et une telle malice notre rapport intime aux narrations contemporaines devenues toujours davantage collectives, à travers la généralisation du visionnage des blockbusters, des séries télévisées surtout et de l'usage des jeux vidéo tout particulièrement. » En poussant cette intégration et cette logique plusieurs crans plus loin, «
Casca la couronnée », en sus de ses propres mérites romanesques, caustiques et hilarants, devient l'accompagnement parfait de l'introspection quasiment philosophique que conduisait
McKenzie Wark dans son «
Théorie du gamer », pour nous aider aussi à penser et repenser notre rapport au ludespace qu'est le monde « réel » proposé par le capitalisme tardif.
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