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EAN : 9782213638348
247 pages
Fayard (01/10/2009)
4.13/5   700 notes
Résumé :
Après la mort de son père, Didier Eribon retrouve son milieu d’origine avec lequel il avait plus ou moins rompu trente ans auparavant. Il décide alors de se plonger dans son passé. S’attachant à retracer l’histoire de sa famille et la vie de ses parents et grands-parents, évoquant le monde ouvrier de son enfance, restituant son parcours d’ascension sociale, il mêle à chaque étape de son récit les éléments d’une réflexion sur les classes, le système scolaire, la fabr... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (73) Voir plus Ajouter une critique
4,13

sur 700 notes
Le « Retour à Reims » dont il est question est celui de Didier Eribon, l'auteur, qui après la mort de son père retourne enfin là d'où il vient, un milieu ouvrier dans lequel il a grandi, mais dont il a toujours eu honte, expliquant partiellement son exil de trente-cinq ans, le plus loin possible de sa famille.

C'est en regardant la Grande Librairie que j'ai eu envie de lire cet ouvrage dans lequel l'auteur replonge dans son passé. Fils d'un ouvrier et d'une femme de ménage, il parvient à s'extraire de son milieu et à complètement lui tourner le dos. Un rejet de ses origines qui a également contribué au rejet de sa propre famille. Devant d'une part affirmer son homosexualité et ainsi devenir pleinement celui qu'il était, il a d'autre part dû violemment refuser celui qu'il était censé devenir en s'extrayant d'une classe sociale que notre société cherche à cloisonner le plus solidement possible.

Je m'attendais donc à un récit autobiographique poignant basé sur ce questionnement identitaire social et sexuel, un récit familial et intime narré avec le coeur… Sauf que Didier Eribon s'avère être philosophe et sociologue et que c'est principalement son esprit qui prend ici la parole, utilisant des phrases bien réfléchies pour livrer une analyse plus froide que prévue de son propre parcours. L'autobiographie devient en effet très vite un prétexte pour nous livrer une étude sociologique certes intéressante, mais dépourvue de l'empathie que l'auteur avait suscité chez moi lors de l'émission animée par Augustin Trapenard.

Si j'ai accroché aux quelques passages où il s'autorise un témoignage plus intime et que son analyse de la classe ouvrière des années d'après-guerre s'avère intéressante, j'ai regretté l'approche trop théorique, presque distante et parfois prétentieuse de son propre parcours, ainsi que ses digressions politiques visant à expliquer le glissement progressif du vote ouvrier communiste vers l'extrême droite… n'étant pas fan de politique et encore moins de celle de mes voisins français.
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Tout est-il bon dans l'Eribon ?

Ce que j'ai aimé :
- Un style d'écriture.
- Une certaine sincérité de ton.
- Une lucidité intelligente.
- Une confession émouvante parfois, inspirée par celles de Annie Ernaux.

Ce que je n'ai pas aimé :
- Un constat (de sociologue) implacable, froid et clinique, sans générosité à l'endroit de sa famille - que n'a-t-il été touché par le sourire de l'ange...
- Une attaque en règle contre la personne et l'oeuvre de Raymond Aron qu'il éreinte à l'envi ("aversion contre l'homme", "prose sans relief et sans éclat d'un professeur superficiel" à qui il reproche même la non perception d'une enfance bourgeoise, comme ne l'est pas celle "d'être Blanc ou hétérosexuel". Toujours gênant lorsque l'on se vante à plusieurs reprises d'avoir été (d'être ?) trotskiste. Vaut-il mieux ,encore aujourd'hui, avoir tort avec Eribon que raison avec Aron ?
- Un accent sentencieux, suffisant voire prétentieux : cet humble monsieur qui s'attache à "développer sa propre oeuvre" ne s'abaisserait pas à "adresser la parole ou serrer la main à quelqu'un qui vote pour le Front national".
- Une espèce de complexe de classe persistant, en dépit d'une reconnaissance universitaire internationale ; c'est ainsi qu'il moque l'air entendu des castes qui fréquentent l'opéra ou s'aventurent dans les galeries d'art.
- Une homosexualité soulignée de façon omniprésente, vécue comme un long martyrologe, plainte constante d'une persécution continuelle par la société ; comme si la vie affective et sexuelle du mâle hétéro de base ne s'apparentait souvent au parcours du combattant ou à la solitude du coureur de fond.

A cause de tous ces préjugés, je mets généreusement 3/5 à cette (auto) copie.
Je précise cependant que colorier des étoiles n'est pas un jugement arrogant ou présomptueux, c'est un peu la règle du jeu de notre compagnonnage, exprimer, humblement, un ressenti fait d'émotions esthétiques, intellectuelles, sentimentales.
En quelque sorte, pour causer genre Eribon, une autre forme de "subjectivation".
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Didier Eribon est philosophe et sociologue. Cet ouvrage est celui d'un parcours, de ceux pour lesquels on ne parierait pas un kopeck quand on connaît le milieu dont il est issu.


Fils d'un ouvrier, et d'une femme de ménage, son parcours scolaire est très atypique, à l'aune de ce qui se pratique dans sa famille. Il fait partie des rares qui échappent, mais pas complètement, à la sélection liée, non aux mérites et aux capacités, mais à l'origine sociale. Et l'auteur insiste sur le fait que cette sélection n'est pas réservée aux années collège et lycée. Une fois passé le Rubicon du baccalauréat, les filières efficaces sont l'apanage d'une élite informée, qui n'ira pas perdre son temps sur les bancs d'une université qui n'est une aporie.

Cette situation hors norme au sein de sa famille le conduit à un rejet, et ce d'autant qu'il est homosexuel, ce qui est une infamie pour ses parents, et l'on imagine la jeunesse de l'auteur visé et atteint à chaque plaisanterie ou insulte à l'égard de « gens comme lui ».

Un parcours douloureux donc, et un ressenti qui n'est pas sans rappeler ce qu'Annie Ernaux a pu partager dans ses écrits, auteur d'ailleurs citée à plusieurs reprises.

On retrouve aussi ce sentiment d'équilibre instable entre deux mondes, volontairement à l'écart de sa famille, mais avec l'impression tenace de ne pas être accepté dans son nouvel environnement, qui pourtant le comble dans son désir de connaissances. C'est la même chose pour ceux dont la famille a du quitter ses terres d'origine, et qui deviennent étrangers à vie que ce soit sur la terre d'accueil ou sur celle qu'ils ont quittée.

Double question de l'identité sociale et sexuelle, sur le modèle d'une auto-analyse sincère.

Lien : https://kittylamouette.blogs..
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Si Didier Eribon a quitté Reims pour Paris à vingt ans, il s'est surtout déraciné de manière plutôt violente, un exil de trente cinq ans sans nouvelles ou presque pour vivre son homosexualité et son émancipation culturelle dans la philosophie. De retour à Reims à la mort de son père, il revisite son passé à l'aune de ses origines populaires, aborde comment il a résisté au déterminisme social pour devenir un transfuge de classe, intellectuel philosophe et sociologue averti, qui décrit aujourd'hui avec minutie et expertise sociologique le milieu ouvrier des années d'après-guerre, sa soumission de classe et son ethos. La construction de soi, sociale, culturelle, sexuelle ou politique, tout cela a cheminé chez l'auteur par des sentiers encore plus ardus qu'à l'ordinaire : il a fallu du côté de sa sexualité qu'il devienne celui qu'il était, quand du côté social il a du refuser ce qu'il devait être.
Un livre passionnant, qui se réfère tour à tour à Bourdieu, Sartre, Ernaux, Wideman, Genet ou Foucault entre autres, qui peut inviter le lecteur concerné ou curieux à continuer avec l'auteur lui-même, ou avec les autres. En ce qui me concerne ce serait plutôt Bourdieu (si j'en ai le courage).

« Une guerre se mène contre les dominés, et l'École en est donc l'un de ses champs de bataille. Les enseignants font de leur mieux ! Mais ils ne peuvent rien, ou si peu, contre les forces irrésistibles de l'ordre social, qui agissent à la fois souterrainement et au vu de tous, et qui s'imposent envers et contre tout. »
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Je viens de relire ce livre, déjà lu à sa parution, et j'ai de nouveau apprécié sa pertinence et son actualité (même si depuis il y a aussi eu Edouard Louis et son "Eddy Bellegueule")
Je connaissais Didier Eribon comme biographe de Michel Foucault, je savais également qu'il avait écrit sur l'homosexualité.
Cette fois c'est un récit personnel que nous propose l'auteur en revenant sur la période de son enfance.
Une enfance qu'il a vécue à Reims dans un milieu ouvrier avec un père manoeuvre, une mère femme de ménage et un frère boucher.
Une enfance qu'il a toujours soigneusement cachée une fois qu'il a "réussi" à Paris dans un milieu intellectuel, des souvenirs qu'il a lui-même occultés, une famille qu'il n'a pratiquement plus revue.
C'est à la mort de son père qu'il retourne à Reims et prend le temps de parler avec sa mère.

Davantage qu'un récit autobiographique, Retour à Reims est l'analyse sociologique de la classe ouvrière dans les années cinquante et soixante.
L'usine, le parti communiste, l'alcool en fin de semaine, l'apprentissage le plus tôt possible, l'homophobie,...
Comment Didier Eribon est-il devenu un intellectuel reconnu, professeur de philosophie, théoricien de la question gay ?
Et surtout pourquoi dans son parcours professionnel a-t-il abordé les questions de l'exclusion de nature sexuelle mais jamais de l'exclusion sociale ?

J'ai été très touchée par ce livre très beau et très pudique qui restitue le parcours personnel d'un individu qui a trouvé sa voie d'une manière personnelle, en découvrant la philosophie à l'adolescence, en acceptant son homosexualité, en reniant ses origines sociales.
Ce récit qui fait plusieurs fois référence aux livres d'Annie Ernaux présente en effet de nombreuses similitudes avec Mes années ou La place, c'est la recherche d'une identité et aussi une histoire très intime.
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Citations et extraits (198) Voir plus Ajouter une citation
Etudiant, je contrevins encore plus aux représentations qui étaient les siennes. Le choix de la philosophie dut lui paraître saugrenu. Elle resta interloquée lorsque je le lui annonçai. Elle aurait préféré que je m'inscrive en anglais ou en espagnol (médecine ou droit n'entraînent pas dans ses horizons, ni dans les miens, mais s'orienter vers l'étude des langues constituait peut-être le meilleur moyen de s'assurer un avenir en devenant professeur de lycée). Elle percevait surtout qu'un fossé se creusait entre nous. Ce que j'étais lui devenait incompréhensible, et elle disait volontiers que j'étais « excentrique ». Je devais en effet lui paraitre étrange, bizarre... Je me situais de plus en plus en dehors de ce qui, à ses yeux, constituait le monde normal, la vie normale. «C'est quand même pas normal de... » est une phrase qui revenait souvent à mon propos dans sa bouche comme dans celle de mon père.
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Elle vivait avec un autre homme, que j’ai toujours appelé « mon grand-père » -la famille réelle et la famille biologique, sans même parler de la famille juridique, coïcident moins souvent qu’on ne le croit, et les « familles recomposées » n’ont pas attendu les années 1990 pour exister. Dans ce monde ouvrier, les structures conjugales et familiales étaient, depuis fort longtemps –pour le meilleur et pour le pire- marquées par la complexité, la multiplicité, les ruptures, les choix successifs, les réorganisations, etc. (avec des couples vivant « à la colle », des enfants de « plusieurs lits », des hommes et des femmes mariés habitant, chacun de leur côté, avec d’autres femmes et d’autres hommes sans être divorcés...). Ma grand-mère et son nouveau compagnon ne se marièrent jamais. Er même, ma grand-mère ne divorça jamais de celui qu’elle avait épousé en 1946 et qui n’est mort que dans les années 1970 ou 1980, mais qu’elle ne voyait plus depuis longtemps déjà. Quand j’étais adolescent, et bien plus tard encore, j’avais honte de cette situation familiale un peu « trouble » : je mentais sur l’âge de ma grand-mère et de ma mère, pour qu’on ne puisse pas calculer que ma mère était née quand la sienne avait 17 ans ; je parlais comme si celui que j’appelais mon grand-père était le deuxième mari de ma grand-mère... L’ordre social exerce son emprise sur tous. Et ceux qui aiment que tout soit « réglé », plein de « sens » et de « repères » peuvent compter sur cette adhésion à la norme inscrite dès la prime enfance au plus profond de nos consciences par l’apprentissage du monde social et sur la gêne -la honte- que l’on ressent lorsque le milieu social dans lequel on évolue contrevient à cette belle ordonnance juridique et politique, représentée par toute la culture environnante à la fois comme la seule réalité vivable et comme l’idéal à atteindre, même si cette norme familiale -cette famille normative- ne correspond en rien aux vies réelles. Sans doute les sentiments de dégoût que m’inspirent aujourd’hui ceux et celles qui essaient d’imposer leur définition de ce qu’est un couple, de ce qu’est une famille, de la légitimité sociale et juridique reconnue aux uns et refusée aux autres, etc., et qui invoquent des modèles qui n’ont jamais existé que dans leur imagination conservatrice et autoritaire, doivent-ils beaucoup de leur intensité à ce passé où les formes alternatives étaient voués à être vécus dans la conscience de soi comme déviantes et a-normales, et donc inférieures et honteuses. Ce qui explique sans doute pourquoi je me méfie tout autant des injonctions à l’a-normalité qui nous sont adressés par les tenants –très normatifs également, au fond- d’une non-normativité érigée en « subversion » prescrite, tant j’ai pu constater au cours de ma vie à quel point normalité et a-normalité étaient des réalités à la fois relatives, relationnelles, mobiles, contextuelles, imbriquées l’une dans l’autre, toujours partielles... et à quel point aussi l’illégitimité sociale pouvait produire des ravages psychiques chez ceux qui la vivent dans l’inquiétude ou la douleur, et engendrer dès lors une aspiration profonde à entrer dans l’espace du légitime et du « normal » (la force des institutions tenant en grande partie de cette désirabilité1).
1. C’est peut-être ce qui explique que des mœurs souples et mobiles puissent coexister, dans les classes populaires, avec une morale plutôt rigoriste. Et c’est ce mélange de plasticité dans les pratiques et de rigidité dans l’idéologie qui rend très sensible au commérage, aux ragots, au qu’en-dira-t-on.
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Il est donc vain de vouloir opposer le changement ou la "capacité d'action" aux déterminismes et à la force autoreproductrice de l'ordre social et des normes sexuelles, ou une pensée de la "liberté" à une pensée de la "reproduction"... puisque ces dimensions sont inextricablement liées et relationnellement imbriquées. Tenir compte des déterminismes ne revient pas à affirmer que rien ne peut changer. Mais que les effets de l'activité hérétique qui met en question l'orthodoxie et la répétition de celle-ci ne peuvent être que limités et relatifs : la "subversion" absolue n'existe pas, pas plus que l'"émancipation" ; on subvertit quelque chose à un moment donné, on se déplace quelque peu, on accomplit un geste d'écart, un pas de côté. Pour le dire en termes foucaldiens : il ne faut pas rêver d'un impossible "affranchissement", tout au plus peut-on franchir quelques frontières instituées par l'histoire et qui enserrent nos existences.

Capitale fut donc pour moi la phrase de Sartre dans son livre sur Genet : " L'important n'est pas ce qu'on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu'on a fait de nous. " Elle constitua vite le principe de mon existence. Le principe d'une ascèse : d'un travail de soi sur soi.
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On éprouve donc dans sa chair l’appartenance de classe lorsqu’on est enfant d’ouvrier. Quand j’écrivais mon livre sur la révolution conservatrice, je pris à la bibliothèque quelques volumes de Raymond Aron, puisque c’est de lui que se réclamèrent – fort logiquement d’ailleurs – les idéologues qui tentèrent, au cours des années 1980 et 1990, d’imposer l’hégémonie d’une pensée de droite dans la vie intellectuelle française. En parcourant quelques échantillons de la prose sans relief et sans éclat de ce professeur sentencieux et superficiel, je suis tombé sur cette phrase : « Si j’essaie de me souvenir de ma “conscience de classe” avant mon éducation sociologique, je n’y parviens qu’à peine sans que l’intervalle des années me paraisse cause de l’indistinction de l’objet ; autrement dit, il ne me semble pas démontré que chaque membre d’une société moderne ait conscience d’appartenir à un groupe nettement défini, interne à la société globale et baptisé classe. La réalité objective des groupes stratifiés est incontestable, celle des classes conscientes d’elles-mêmes ne l’est pas. »

Il me semble surtout incontestable que cette absence du sentiment d’appartenir à une classe caractérise les enfances bourgeoises. Les dominants ne perçoivent pas qu’ils sont inscrits dans un monde particulier, situé (de la même manière qu’un Blanc n’a pas conscience d’être blanc, un hétérosexuel d’être hétérosexuel). Dès lors, cette remarque apparaît pour ce qu’elle est : un aveu naïf proféré par un privilégié qui croit qu’il fait de la sociologie quand il ne décrit rien d’autre que son statut social. Je n’ai rencontré ce personnage qu’une seule fois dans ma vie. Il m’inspira une aversion immédiate. J’exécrai, à l’instant même où je le vis, son sourire patelin, sa voix doucereuse, cette façon d’afficher son caractère posé et rationnel, tout ce qui au fond n’exprimait rien d’autre que son ethos bourgeois de la bienséance et de la modération idéologique (alors que ses écrits sont empreints d’une violence que ne manqueraient pas de percevoir ceux contre qui elle s’exerce, s’il leur arrivait d’en prendre connaissance : il suffit de lire, entre autres, ce qu’il écrivait des grèves ouvrières dans les années 1950 ! On a parlé de sa lucidité parce qu’il avait été anticommuniste quand d’autres s’égaraient dans le soutien à l’Union soviétique. Mais non ! Il était anticommuniste par haine du mouvement ouvrier et il s’était constitué comme le défenseur idéologique et politique de l’ordre bourgeois contre tout ce qui pouvait ressortir aux aspirations et mobilisations des classes populaires. Sa plume, au fond, était mercenaire : un soldat enrôlé au service des dominants et de leur domination. Sartre eut mille fois raison de l’insulter en Mai 68. Il le méritait amplement. Saluons la grandeur de Sartre, qui osa rompre avec les règles imposées de la « discussion » académique – elles favorisent toujours l’orthodoxie, qui peut s’appuyer sur l’« évidence » et le « bon sens », contre l’hétérodoxie et la pensée critique – quand il devint important d’« insulter les insulteurs », comme nous y invite une belle formule de Genet qu’on ne devrait jamais oublier de prendre pour devise).

Pour ce qui me concerne, j’ai toujours éprouvé au plus profond de moi-même le sentiment d’appartenir à une classe. Ce qui ne signifie pas l’appartenance à une classe consciente d’elle-même. On peut avoir conscience d’appartenir à une classe sans que cette classe ait conscience d’elle-même en tant que classe, ni en tant que « groupe nettement défini ». Mais un groupe dont la réalité est malgré tout éprouvée dans les situations concrètes de la vie quotidienne. Par exemple, quand ma mère nous emmenait, mon frère et moi, les jours où nous n’avions pas école, chez les gens qui l’employaient comme femme de ménage. Pendant qu’elle travaillait, nous restions dans la cuisine, et nous entendions sa patronne lui demander d’accomplir telle ou telle tâche, lui adresser compliments et reproches (un jour, lui disant : « Je suis très déçue ; on ne peut pas vous faire confiance », et ma mère arrivant en larmes dans la cuisine, où nous étions effarés de la voir dans un tel état. Et le dégoût que j’éprouve encore, quand j’y repense – ah ! ce ton de voix ! –, pour ce monde où l’on humilie comme on respire, et la haine que j’ai conservée de cette époque pour les rapports de pouvoir et les relations hiérarchiques). J’imagine que, chez Raymond Aron, il y avait une femme de ménage, et que, en sa présence, il ne lui vint jamais à l’esprit qu’elle avait, elle, « conscience d’appartenir à un groupe social » qui n’était pas le sien, lui qui apprenait sans doute à jouer au tennis pendant qu’elle repassait ses chemises et lavait le sol de la salle de bains sous les ordres de sa mère, lui qui se préparait aux études longues et aux filières prestigieuses quand ses enfants à elle, au même âge, se préparaient à entrer en usine, ou y étaient déjà entrés. Quand je vois des photos de lui dans sa jeunesse, de sa famille, c’est le monde bourgeois qui s’y montre dans toute sa satisfaction de soi (une satisfaction consciente d’elle-même, à n’en pas douter). Et il ne s’en aperçut pas ? Même rétrospectivement ? Quel sociologue !
Quand je la vois aujourd'hui, le corps perclus de douleurs liées à la dureté des tâches qu'elle avait dû accomplir pendant près de quinze ans, debout devant une chaîne de montage où il lui fallait accrocher des couvercles à des bocaux de verre, avec le droit de se faire remplacer dix minutes le matin et dix minutes l'après-midi pour aller aux toilettes, je suis frappé par ce que signifie concrètement, physiquement, l'inégalité sociale. Et même ce mot d"'inégalité" m'apparaît comme un euphémisme qui déréalise ce dont il s'agit : la violence nue de l'exploitation. Un corps d'ouvrière, quand il vieillit, montre à tous les regards ce qu'est la vérité de l'existence des classes. Le rythme de travail était à peine imaginable dans cette usine, comme dans toute usine d'ailleurs : un contrôleur avait un jour chronométré une ouvrière pendant quelques minutes, et cela avait déterminé le nombre minimum de bocaux à "faire" par heure. C'était déjà extravagant, quasi inhumain. Mais comme une bonne partie de leur salaire se composait de primes dont l'obtention était liée au total quotidien, ma mère m'a indiqué qu'elle-même et ses collègues parvenaient à doubler ce qui était requis. Le soir, elle rentrait chez elle fourbue, "lessivée", comme elle disait, mais contente d'avoir gagné dans sa journée ce qui nous permettrait de vivre décemment.
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Extrait du livre audio « Vie, vieillesse et mort d'une femme du peuple » de Didier Eribon lu par Irène Jacob. Parution numérique le 22 mai 2024.
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