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EAN : 9782207179079
Denoël (03/01/2024)
3.76/5   35 notes
Résumé :
Anna est découragée lorsque sa conseillère Pôle Emploi lui annonce qu'elle n'a aucune compétence. Elle renonce à ses études de philosophie, sa passion pour Heidegger et ses ambitions. Elle trouve du réconfort auprès de son compagnon Lulu. Un jour, ce dernier se met à vomir des billets de banque. La jeune femme s'interroge si elle doit s'alarmer pour la santé de Lulu ou en profiter. Premier roman.
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Critiques, Analyses et Avis (14) Voir plus Ajouter une critique
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L'homme qui vomissait des euros

C'est vers le fantastique que penche le premier roman d'Emma Tholozan. En imaginant un jeune homme crachant des euros, elle nous offre un conte saisissant sur le statut social, la soif de réussir, le pouvoir de l'argent.

C'est à Pôle emploi, rebaptisé aujourd'hui France travail, que commence ce roman vif et joliment construit. On y croise Anna, diplômée en philosophie, face à une conseillère qui lui explique que sa formation ne l'aidera pas dans sa recherche d'emploi. le mieux qu'elle puisse lui proposer est un poste de chauffeuse de salle pour une émission de télévision. Sans vraiment savoir de quoi il en retourne, elle se présente aux studios d'enregistrement et comprend qu'elle doit faire applaudir et rire le public de l'émission. Une tâche épuisante – on enregistre quatre émissions à la suite – mais dont elle s'acquitte avec assez de talent pour conserver son job.
C'est dans les bras de Lulu, son compagnon, qu'elle va pouvoir se consoler. le jeune homme d'un naturel optimiste avait emménagé chez elle et mettait un point d'honneur à payer la moitié du loyer, même si son travail ne lui rapportait pas beaucoup. «Il réparait un tas de bidules hétéroclites. Autoentrepreneur de la débrouille. le matin, après avoir pris son café, il mettait de la musique classique et je voyais ses grandes mains s'agiter. Pince. Mozart. Tournevis. Schubert. Perceuse. Beethoven. Ponceuse. Mahler, C'était un vrai arsenal. Lulu n'avait pas de spécialité. Un touche-à-tout. Aucune machine ne lui résistait. Parfois, il rapportait un truc qui n'avait plus d'apparence. Méconnaissable. J'allais me doucher et quand je revenais, je m'apercevais que c'était un grille-pain. Comme neuf.»
Une situation précaire, mais qui va brutalement changer quand une chose insensée se produit: Lulu a craché un billet de banque. Une fois séché et contrôlé quant à son authenticité, ledit billet va offrir de nouvelles perspectives au couple. Car il suffit à Lulu de vomir pour que les euros s'accumulent. Anna ne se pose pas trop de questions et encourage Lulu à rendre des sommes de plus en plus importantes afin de pouvoir céder aux sirènes de la consommation. Autant profiter de cette aubaine tant qu'elle dure!
Ce conte sur la place de l'argent dans un couple vire alors de la comédie au drame. Entre les envies d'Anna et les interrogations de Lulu, entre des besoins de plus en plus importants de l'une et la peur d'un problème de santé pour l'autre.
Emma Tholozan a construit son premier roman comme un conte fantastique qui nous offre de réfléchir à la place de l'argent et au-delà, aux valeurs qui guident – ou pas – notre existence. Avec humour, elle raconte ce délitement progressif, ce fossé qui se creuse entre les aspirations d'une jeune femme qui entend se prouver qu'elle est quelqu'un – une intellectuelle – qui mérite sa place dans les hautes sphères de la société et un jeune homme pragmatique – le manuel – qui se satisfait parfaitement de ce qu'il a et de ce qu'il construit de ses mains. Deux conceptions qui, jusqu'à l'épilogue, vont s'affronter avec des arguments plus ou moins convaincants. Un premier roman réussi.
NB. Tout d'abord, un grand merci pour m'avoir lu jusqu'ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Lien : https://collectiondelivres.w..
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Lorsque l'on m'a proposé ce roman en avant première, je dois dire que j'ai été séduite par cette couverture, très intrigante, et le pitch de l'histoire. Partir à la rencontre d'une jeune adulte, diplômée, aux prises avec la réalité du monde économique me tentait bien. Je pense que je voulais savoir comment elle allait s'en sortir. La suite de l'histoire est bien plus surprenante, vous verrez… Anna vient en effet de terminer ses études de philosophie. Si elle avait voulu continuer plus loin, il lui aurait fallu obtenir une bourse, pour laquelle elle n'avait aucune chance. Bref, la voici sans argent. Elle s'inscrit donc à Pôle Emploi. Sa conseillère lui propose un job, bien loin de ses compétences philosophiques, assez répétitif et payé au SMIC. Anna se résigne à son sort et trouve quand même du bonheur dans sa nouvelle vie. Son compagnon, Lulu, répare des objets pour le voisinage. Un jour, il se met à vomir des billets de banque. Anna est à la fois horrifiée et excitée par cette manne inattendue, qui pourrait très bien lui permettre d'assouvir des aspirations inavouées… Ce titre est un premier roman et on le sent, je trouve, à la fraîcheur du style d'Emma Tholozan. Ce ton, très léger, m'a un peu gêné en début de roman. Et puis, lorsque la réalité a pris un tour bizarre, surprenant, décalé, j'ai mieux apprécié ma lecture. J'ai pensé à l'Ecume des jours de Boris Vian, sans doute parce qu'Anna ne lâche jamais vraiment la philosophie grâce à sa copine Sophie, qui passe le CAPES. Et puis, l'amour de Lulu et d'Anna est contrarié par la maladie de ce dernier, comme peut être contrariant le nénuphar qui grandit en Chloé. Dans le roman d'Emma Tholozan, il est aussi beaucoup question d'argent, de celui qui se vomit, de celui qui manque mais aussi de ceux qui en ont énormément… et du rire des autres, bien entendu. Une lecture étonnante !
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"Anna, les contrats doctoraux se comptent sur les doigts d'une main. Et vous êtes trop nombreux, certains contrats sont déjà pourvus deux ans à l'avance.[...] Si j'étais vous,  je chercherais un vrai  travail.[...]Bim, l'ascenseur social venait de me déposer au sous-sol. "
C'est ainsi qu'Anna, diplômée de philosophie, se retrouve à Pôle Emploi, où sa conseillère lui assène qu'elle n'a aucune compétence et lui propose un emploi de chauffeuse de salle pour une émission télé. En parallèle elle file le parfait amour avec Lulu, bricoleur de génie. Deux smicards comme il y en a tant ni malheureux, ni heureux car Anna souffre de l'absence de reconnaissance sociale. Jusqu'au jour où la donne change de façon complètement inattendue...

Ce premier roman à la plume enlevée,  dépeint une jeunesse en perte de repères dans une société bourrée d'injonctions et de conventions absurdes et contradictoires, où le paraître prend une importance démesurée.  Conte moderne corrosif,  il interroge sur le sens de la vie quand il n'y a plus de valeurs  sur lesquelles s'appuyer, pas vraiment d'avenir et des idéaux confisqués. Les personnages sont plutôt bien incarnés, Anna est tête à claques autant qu'attachante, Lulu très touchant.
C'est drôle,  décapant, doux-amer.

En librairie mercredi 3 janvier.
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Anna est une jeune diplômée en philosophie qui finit par trouver du travail en tant que chauffeuse de salle pour une émission de télévision autour de la chanson et de jeunes talents.
Elle rencontre Lulu, qui, très vite s'installe chez elle. Lui, bricole, répare tout. Bientôt, un apport d'argent va changer leur vie et leurs rapports.
Satire sociale, délicieusement drôle dans les premiers chapitres, notamment dans le décalage entre la jeune femme qui entre dans le monde du travail et pas n'importe lequel, dans celui de la télévision, du paraître, loin donc, très loin de ces études de philosophie. Également dans l'écriture parfois très classique et d'autres fois, plus moderne, plus rapide : "Robe. Rouge à lèvres. Métro. J'interphone, j'escalier, je bise."
Et puis, au fil des pages, l'argent rentre et l'insouciance s'en va, la société du paraître prend le dessus et le roman se fait plus critique, moins drôle. C'est bien vu même si parfois un peu long, et j'avoue être passé un peu à côté de la fin. Un court roman, bien écrit, avec des personnages attachants, même lorsqu'ils prennent des chemins dans lesquels ils vont se perdre.
Pour prolonger, et sur un thème assez proche, je conseille fortement la très bonne série sur France Télé, Or de lui.
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Anna, jeune femme ni belle ni vraiment laide malgré ce qu'on lui a répèté inlassablement pendant son adolescence, est fraîchement diplômée. La philosophie c'est bien, mais ça n'offre aucun débouché et ne semble porteur d'aucune compétence.
La voilà donc chez pôle emploi à la recherche d'un poste à hauteur de son diplôme. Hélas, on lui propose de devenir chauffeuse de salle pour émission de télévision.
Smicarde avec bac plus cinq, classique et démoralisant.
Elle rencontre Lulu, réparateur d'objets cassés, amoureux et beau comme un Dieu. La vie s'installe, appartement, petit boulots, petits câlins. Tranquille mais frustrante.
Enfin, jusqu'au moment où tout bascule. Lulu est malfe, mais d'une maladie rare et inconnue qui satisfait Anna au delà du raisonnable.

Jolie surprise que ce premier roman, court, enlevé, singulier.
Anna et ses rêves, ses envies qui la font sortir de sa ligne de conduite, qui lui font oublier le bien être de son amoureux, superficielle et dépensière, avec des envies d'être une autre, de vivre mieux ou du moins d'afficher cette différence assumée bien que loin de ses ambitions de jeunesse.
Conte philosophique, satire ou état des lieux d'une jeunesse d'aujourd'hui et de ses contradictions, conte ethnologique qui nous fait découvrir cette génération que nous ne connaissons pas et parfois ne comprenons pas. Excellent moment de lecture.
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critiques presse (1)
Actualitte
16 février 2024
Ce talentueux premier roman ne pourra vous laisser de marbre, vous vous y retrouverez forcément, quel que soit l’état de votre compte en banque. Dynamique, drôle, émouvant, révoltant parfois, il questionne sur notre façon de vivre et sur l’importance que nous donnons aux autres.
Lire la critique sur le site : Actualitte
Citations et extraits (7) Voir plus Ajouter une citation
(Les premières pages du livre)
C’était l’époque où je cherchais du travail. Ou, plutôt, le moment où j’en ai trouvé un. Avec l’arrêt des études, plus de bourse. Sitôt mon diplôme récupéré, je m’étais dirigée vers Pôle emploi. Sans réfléchir. J’avais suivi la cohorte. Tout le monde savait que c’était un passage obligé après le master.
Ça faisait quelques semaines que j’attendais le prochain rendez-vous. L’œil toujours fixé sur le téléphone. L’oreille tendue au cas où l’appel retentirait. Le fameux, libérateur, salvateur même ! Mais chez moi, ça ne sonnait jamais. L’écran restait noir. Finalement, une employée m’avait contactée. Je devais y retourner pour rencontrer ma nouvelle conseillère.
Je me suis levée tôt, je voulais arriver à l’agence avant l’ouverture. Sur place, j’ai constaté qu’on était beaucoup à avoir eu la même idée. Les grands esprits ! La file s’étendait jusqu’à l’angle de la rue. L’homme derrière moi s’adressait à un ami : « Sur mon CV, j’ai mis “maîtrise de Facebook” pour montrer que je m’y connaissais en informatique, j’ai bien fait, non ? » Une certaine fébrilité zébrait l’air. De temps à autre, quelqu’un se hissait sur la pointe des pieds, sortait sa tête du rang pour voir par-dessus les autres crânes si le rideau métallique montait enfin. On se serait cru devant un centre commercial le premier jour des soldes. Peut-être que certains allaient se jeter sous les grilles. Entre les clopes sur lesquelles on tirait avec avidité et les pochettes en carton qui contenaient nos dossiers, on se demandait où pouvait bien se planquer le plein emploi. Maintenant, il fallait tout un arsenal pour espérer obtenir un job. Photocopie de la carte d’identité, photocopie de l’attestation de logement, photocopie du certificat de participation à la journée de citoyenneté, photocopie des diplômes. Des dizaines de feuilles en veux-tu en voilà pour la seule possibilité du peut-être, la virtualité du si jamais j’ai de la chance. On s’y accrochait tous, alors tant pis pour les arbres.
Le rideau a percé le silence de sa mécanique enrayée. Même lui était las. Personne n’a rampé en dessous pour rejoindre la salle le premier, mais on a quand même joué des coudes.
J’ai pris un ticket. Numéro 56. Patience. Jambes qui lancent. Impatience. Plein de chiffres qui défilent, jamais le mien. Faut dire qu’on était vraiment toute une ribambelle. La farandole des miséreux. On se conformait presque tous à la même attitude, le regard fixé sur nos baskets en toile. On se toisait en silence, discrètement. Depuis combien de temps il cherche, lui ? Et celle-là, est-ce qu’elle est en fin de droits ? L’ancienneté se mesurait surtout au degré d’inclinaison du corps. Les petits nouveaux paraissaient toujours les plus embarrassés. Le dos voûté, repliés sur eux-mêmes. Dépités d’être là. Avec l’expérience, la colonne vertébrale se redressait. C’est pas parce qu’on est au chômage qu’on ne peut pas être fier. On les reconnaissait à ça, les vieux de la vieille. Décontraction à son apogée. Ils appelaient les dames de l’accueil par leur prénom, s’inquiétaient de la santé de leurs enfants. Mais jamais de paroles échangées avec les autres demandeurs. C’était une règle tacite.
La salle regorgeait d’affiches. Dessus, des personnes avaient l’air très heureuses de travailler trente-cinq heures par semaine pour un salaire de misère. Je regardais cet étalage d’optimisme avec un mélange de dégoût et d’espoir. Numéro 56 : c’était à moi.
Dans le bureau, j’ai découvert Marjorie, ma nouvelle conseillère. Elle s’est présentée. Elle était là pour mon bien. Ensemble, on allait y arriver. C’était une petite dame à l’allure de bouledogue français, grosses lunettes aux verres épais et cheveux coupés droit. Elle suffoquait dans son chemisier fleuri : apparemment, la climatisation était en panne, si tant est qu’elle ait fonctionné un jour. Marjorie est entrée dans le vif du sujet. Il fallait recommencer le dossier depuis le début. Je lui ai tendu le bout de papier sur lequel figurait en gras la mention très bien. Elle l’a retourné plusieurs fois. La face qui se décompose. Mine dubitative. « La philo… » Elle n’a pas terminé sa phrase. Puisqu’elle me voyait ici, elle en déduisait que j’avais renoncé à l’enseignement. Elle m’a demandé si j’avais des compétences particulières. J’étais spécialiste de l’ontologie contemporaine, mémoire de cent cinquante pages à l’appui. En plus, je connaissais par cœur les dix premiers axiomes de l’Éthique de Spinoza. Un peu gênée, Marjorie a coché la case « aucune compétence particulière ». Les tap-tap du clavier devenaient frénétiques. Elle a soupiré, frotté ses lunettes. Éclaircissement de voix. Raclement de gorge. Elle déployait une énergie folle pour chercher un poste qui ne nécessitait aucune compétence. La tâche était ardue. Ses doigts pianotaient à une vitesse impressionnante, une virtuose, les cliquetis aussi élaborés qu’une sonate. Après ces longues minutes de concert, elle a soufflé de satisfaction. Marjorie a pris un stylo Bic : « Présentez-vous demain, à 9 heures, à l’adresse indiquée – elle me tendait une feuille recouverte d’une écriture appliquée –, ça devrait faire l’affaire. Ce sera difficile, mais au moins vous serez payée. » Ensuite, elle a débité plein de mots compliqués sur la conjoncture économique, comme « saturation du marché de l’emploi », « compétitivité », « productivité exponentielle ». Je sentais bien qu’elle souhaitait que je réagisse, mais la seule réplique que j’aie trouvée était une citation de Sénèque : « Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, c’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles. » Grand silence. Immédiatement, le sentiment de honte a suivi. Ringarde, je me suis dit. Pédante. Mais à Marjorie, ça lui a plu. Ses yeux se sont éclairés d’une jolie lueur. Elle m’a demandé qui avait écrit cette phrase : un vieil homme qu’on a forcé à s’ouvrir les veines.
J’ai quitté le bureau sans même regarder la feuille que Marjorie m’avait remise. C’est seulement un peu plus tard, dans la rue, que je l’ai dépliée. Chauffeuse de salle. Un grand courant d’air a sifflé entre mes deux oreilles : j’ignorais ce que cela signifiait. Peu importe, j’avais un travail. En tout cas, ils devaient me prendre à l’essai. J’ai appelé mon père pour lui annoncer la nouvelle. Il s’est montré très content. Il a voulu savoir quel job j’avais décroché. Quand j’ai prononcé l’intitulé du poste, il s’est inquiété :
— C’est pas porno, au moins ?
— Non, enfin, je crois pas…
— Ah bon, super alors ! Et donc, tu seras payée ?
— Oui, j’espère.
— C’est formidable, Anna, bravo ! On pourrait fêter ça ? Je vais faire des crêpes !
Il ne m’a pas laissé le choix : en arrière-plan, je l’entendais déjà s’affairer à la préparation de la pâte.
— Et toi, papa, comment ça va ?
— La routine… Bon, t’arrives à quelle heure ? J’ai hâte.
*
Le soir même, Sophie organisait une fête. Je ne sais pas trop ce qu’on célébrait. La fin de quelque chose, sûrement. Je n’avais pas envie de m’y rendre et de me retrouver dans un appartement rempli d’une bande de dégénérés en pull à col roulé noir, porté malgré les trente-cinq degrés en extérieur pour plus de sérieux et de crédibilité. Excités par l’alcool. Secoués d’hormones. Les pupilles dilatées de bonheur. Platon, Kant, Deleuze et la French Theory : tout allait y passer, pour sûr. J’avais promis pourtant, alors j’y suis allée.
Robe. Rouge à lèvres. Métro. J’ai interphoné, escalié, bisé. La chaleur était étouffante. Fin juillet. À travers les vapeurs de rhum et les volutes de fumée qui embrumaient la pièce, j’ai aperçu le sourire de Sophie.
— C’est pas trop tôt ! On n’attendait plus que toi.
— Désolée, j’étais avec mon père…
— Et tu ne nous as pas rapporté de crêpes ?

Une goutte de sueur a perlé sur mon front, je l’ai épongée avec une serviette en papier et je suis immédiatement allée me chercher un verre. J’ai discuté avec les autres. Chacun avait fait la même chose cette semaine-là. Pôle emploi était sur toutes les lèvres. Déprimant. Mais, avec charme, on en rigolait. Élégance du désespoir. Et puis la solidarité des perdus. On se touchait l’épaule. On se réconfortait comme on pouvait. Frères et sœurs de bancs de bois durs qui font mal au dos. Trois heures de cours par semaine à essayer de comprendre les synthèses disjonctives nous avaient donné l’illusion d’être devenus une famille. Alors, comme en famille, on prenait des nouvelles de chacun. Élodie s’était inscrite sur un site de garde d’enfants, Mehdi avait un entretien pour travailler dans un fast-food.
— T’étais pas communiste, toi ?
— Oh bah, faut bien manger.

Touché. Pour tous, l’horizon était fait de petits boulots, mais ça nous convenait. La philo nous avait appris à mépriser les biens matériels. Chaque année, pour mon anniversaire, mon père se creusait la tête. Une belle montre ? Une nouvelle paire de chaussures ? Mais non, papa, tu sais bien, je n’ai pas besoin de ça. Offre-moi des livres, des livres et encore des livres. C’est plus pur. Tout plutôt que devenir esclave du capital ! On se gargarisait de notre grandeur d’âme, même si c’était pour retourner des steaks hachés sur une plancha. Moi, je ne disais rien. Je n’ai pas parlé de la perspective de chauffer des salles. J’ai la pudeur facile, l’étalage compliqué. Je préférais écouter. Entre deux verres, Sophie m’a agrippée.
— Dis, Anna, tu crois que tu pourrais m’aider à réviser pour le CAPES ? Me faire réciter les cours, tout ça ?

Elle débordait d’enthousiasme, comme une petite fille qui entre à la grande école. Je me suis sentie obligée de la mettre en garde.
— T’es sûre que c’est une bonne idée ? Tu vas être envoyée n’importe où en France. T’auras un emploi du temps horrible avec une tonne de copies à corriger toutes les semaines. Il paraît même que, parfois, ils te paient avec un retard de trois mois.
— T’es toujours défaitiste. Et la joie de transmettre, t’y as pensé ? Le bonheur de voir des lycéens s’épanouir ? Et puis de toute maniè
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D'ailleurs, Lulu aussi travaillait, très dur même. Il réparait un tas de bidules hétéroclites. Autoentrepreneur de la débrouille. Le matin, après avoir pris son café, il mettait de la musique classique et je voyais ses grandes mains s’agiter. Pince. Mozart. Tournevis. Schubert. Perceuse. Beethoven. Ponceuse. Mahler, C'était un vrai arsenal. Lulu n'avait pas de spécialité. Un touche-à-tout. Aucune machine ne lui résistait. Parfois, il rapportait un truc qui n’avait plus d'apparence. Méconnaissable. J’allais me doucher et quand je revenais, je m'apercevais que c'était un grille-pain. Comme neuf. Notre appartement à commencé à accueillir des quantités astronomiques d'objets. Ça s’amoncelait dans les coins, il y en a même dans les toilettes. On retrouvait des vis dans des endroits inattendus.
Dans l'espoir d'élargir sa clientèle, Lulu a collé une affiche dans le hall de l'immeuble en indiquant qu’il réparait porte quel machin, électrique, électronique ou mécanique pour un tarif unique de trente euros. Dans les jours suivants, on a vu défiler chez nous toute la résidence. C'était drôle, les possessions incongrues des voisins. Thérèse du troisième lui a même apporté un vibromasseur. Elle nous a suppliés de ne rien révéler à son mari. Pour lui faire plaisir, Lulu a augmenté la puissance. Devant tant de débrouillardise, certains voisins lui donnaient un peu plus d'argent ou bien nous apportaient des lasagnes. Et même si c’était difficile avec le peu de sous qu'il récoltait, Lulu mettait un point d'honneur à payer la moitié du loyer. p. 40-41
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Vers deux heures du matin, mon téléphone a vibré. J’ai essayé de l’ignorer, mais l’appel était insistant. J’ai décroché et entendu la voix de Sophie, paniquée :
- Pourquoi Dieu existe ?
- T’as pas une question plus vaste au milieu de la nuit ?
- Chez Descartes, pardon, je suis en plein dans les Méditations. La première preuve, je crois que j’ai compris, mais pas la deuxième, avec l’argument ontologique.
- En fait, c’est plutôt un argument ontologico-axiologique, tu vois, parce qu’il part du présupposé de la plus grande valeur de l’existence sur l’inexistence. Grosso modo, c’est mieux d’être que de ne pas être, et comme Dieu est parfait, il est forcément.
- Aaaaah, OK. Et tout ça pour qu’il soit tué chez Nietzsche après ?
- Ouais, pas de bol, hein… Et chez Deleuze, c’est un homard à double pince, je te dis pas la déchéance…
- Quoi ? T’es sérieuse ?
- Écoute, le mieux, c’est que t’évites de parler de Dieu dans ta copie, OK ?
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Entre-temps, j’avais terminé ma période d’essai. Marjorie m’avait appelée un soir. Elle était à deux cents volts. Elle criait presque au téléphone. « Ils vous gardent, ils vous gardent ! » J’avais l’impression d’être un de ces vieux chiens de la SPA que des propriétaires pouvaient ramener s’ils les trouvaient trop méchants. Les RH de l’émission lui avaient confié que je n’étais pas le boute-en-train de l’année, mais que je m’acquittais correctement de ma tâche, je pouvais donc rester. Marjorie mettait tellement de dynamisme dans son discours, elle employait tellement de superlatifs qu’elle a bien failli me convaincre que j’avais obtenu un travail formidable.
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- Un team building, c’est pour souder les liens entre collègues. Tu vas voir, c’est super. C’est très important pour la cohésion de l’équipe.
- Attends, ils nous forcent déjà à passer huit heures par jour ensemble, ils ne peuvent pas en plus nous obliger à nous apprécier.
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Vidéo de Emma Tholozan
Dans cet épisode, nous vous présentons des livres qui nous ont fait rire. Huit propositions de lectures pour différents âges : de l'humour, fin ou gras, des jeux de mots, de l'absurde, du comique de situation, de la satire sociales... Des livres que nous avons beaucoup aimés, auxquels nous repensons avec le sourire et que nous adorons mettre entre les mains des lecteurs. Une liste à garder précieusement, concoctée par nos libraires Laure, Rozenn, Nolwenn, Jérémy, Nicolas et Adeline !
Voici les livres cités dans cet épisode :
Un ours, un vrai, de Stéphane Servant et Laëtitia le Saux (éd. Didier Jeunesse) : https://www.librairiedialogues.fr/livre/23128786-un-ours-un-vrai-stephane-servant-didier-jeunesse ;
Horace. Tome 1, Cheval de l'Ouest, de Poirier (éd. Revival) : https://www.librairiedialogues.fr/livre/23359947-horace-tome-1-poirier--revival ;
Les Culs-reptiles, de Mahamat-Saleh Haroun (éd. Gallimard/Folio) : https://www.librairiedialogues.fr/livre/22745328-les-culs-reptiles-mahamat-saleh-haroun-folio ;
Admirable, de Sophie Fontanel (éd. Seghers) : https://www.librairiedialogues.fr/livre/22540820-admirable-l-histoire-de-la-derniere-femme-ride--sophie-fontanel-seghers ;
Chroniques du Château faible, de Jean-Christophe Mazurie (éd. Fluide Glacial) : https://www.librairiedialogues.fr/livre/23032241-1-chroniques-du-chateau-faible-tome-01-jean-christophe-mazurie-fluide-glacial ;
Stella et l'Amérique, de Joseph Incardona (éd. Finitude) : https://www.librairiedialogues.fr/livre/23109474-stella-et-l-amerique-joseph-incardona-finitude ;
Le Rire des autres, d'Emma Tholozan (éd. Denoël) : https://www.librairiedialogues.fr/livre/23030426-le-rire-des-autres-emma-tholozan-denoel ;
Roman fleuve, de Philibert Humm (éd. des Équateurs/Folio) : https://www.librairiedialogues.fr/livre/23286751-roman-fleuve-philibert-humm-folio.
Et quelques autres titres qui auraient pu faire partie de cette sélection de livres drôles :
Le Discours, de Fabrice Caro (éd. Gallimard/Folio) ;
Miracle à la tombe aux Aspics, d'Ante Tomi (éd. Libretto) ;
N'essayez jamais d'aider un kangourou !, de Kenneth Cook (éd. Autrement) ;
Je dénonce l'humanité, de Frigyes Karinthy (éd. Viviane Hamy) ;
Le Chien de madame Halberstadt, de Stéphane Carlier (éd. le Tripode) ;
Roulio fauche le poil, de Julia (éd. le Tripode) ;
La Vie est une corvée, de Salomé Lahoche (éd. Superexemplaire) ;
Idées noires, de Franquin (éd. Fluide Glacial) ;
#Les Mémés, de Sylvain Frécon (éd. Fluide Glacial).
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Les Éclaireurs de Dialogues, c'est le podcast de la librairie Dialogues, à Brest. Chaque mois, nous vous proposons deux nouveaux épisodes : une plongée dans le parcours d'un auteur ou d'une autrice au fil d'un entretien, de lectures et de plusieurs conseils de livres, et la présentation des derniers coups de coeur de nos libraires, dans tous les rayons : romans, polar, science-fiction, fantasy, BD, livres pour enfants et adolescents, essais de sciences humaines, récits de voyage…
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