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Critique de Charybde2


Immense hommage à l'océan et à l'inventivité du langage et des formes, essence de l'étrange, politique subtile et fondamentale : quand China Miéville se confirmaitt parmi les très grands.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2023/06/29/note-de-lecture-les-scarifies-china-mieville/

En 2002, deux ans après l'irruption magnifique de « Perdido Street Station » sur la scène littéraire, l'univers de Bas-Lag connaissait sa première extension avec « Les Scarifiés » (titre français parcellaire et légèrement misguiding, car éliminant la superbe ambiguïté d'origine du titre original « The Scar »), traduit en 2005, à nouveau, au prix d'une fort belle prouesse (tant la langue développée ici par China Miéville est encore plus riche, précise, foisonnante et envoûtante que dans son premier roman), par Nathalie Mège pour les éditions Fleuve Noir.

On ne raconte pas « Les Scarifiés ». Si l'inventivité technique et langagière de l'auteur britannique fait à nouveau merveille, il s'agit cette fois, au-delà du rusé contexte socio-politique d'une ère victorienne réinventée « ailleurs » (et ô combien « ailleurs » !), d'un véritable roman d'espionnage, d'un thriller à rebondissements où les personnages ne sont que bien rarement ce qu'ils semblent d'abord être, où leurs narrations sont éminemment peu fiables, ou bien dotées de nombreux tiroirs secrets, et où les surprises machiavéliques saisiront la lectrice ou le lecteur jusqu'au bout de ces plus de 800 pages.

Admettons simplement ici que, s'il y a bien ici une narratrice principale, Bellis, dont le « journal de bord » en forme de lettre jamais envoyée (et même ce constat apparemment si simple devra être pris avec moult pincettes) rend compte de ce qu'elle saisit, au fur et à mesure, de ce qui se passe autour d'elle, aventurière fuyant en urgence la Nouvelle-Crobuzon et certains événements racontés dans « Perdido Street Station » (mais qu'il n'est pas réellement nécessaire de connaître pour vraiment apprécier « Les Scarifiés »), ce roman peut trôner avantageusement parmi les grands romans maritimes de la littérature. En dehors des grands classiques de la mer, auxquels certaines allusions rusées (que je vous laisserai le plaisir de découvrir le cas échéant) renvoient expressément, on admirera aussi les résonances profondes avec des ouvrages beaucoup plus récents, à l'image du beau « Les marins ne savent pas nager » de Dominique Scali, par exemple.

La beauté et l'inventivité des descriptions, la richesse profuse sans être envahissante du vocabulaire utilisé (encore : bravo à la traductrice !), l'imagination navale développée, entre magie et industrie, entre réalité documentée et pure fiction : autant d'éléments qui justifient, bien au-delà du seul genre « steampunk » ou même imaginaire au sens large, de considérer « Les Scarifiés » comme un chef-d'oeuvre de la mer, des marins et des terriens qui s'y retrouvent mêlés comme malgré eux.

Ce n'est bien entendu pas tout. Peut-être encore plus nombreuses que les références aux grands classiques de la mer – et à Joseph Conrad au premier chef -, ce sont celles renvoyant discrètement à John le Carré qui engendrent le véritable vertige : on admirera ici la puissance géopolitique (fût-elle liée à des géographies et à des politiques fictives) inscrite dans tous les creux et les bosses d'une intrigue qui ne se laisse pas épuiser facilement – même lorsqu'elle entreprend au passage d'ébranler certains mythes libertaires fondateurs de la piraterie, pour mieux les rehausser ensuite -, le savoir-faire de thriller d'espionnage inscrit dans des dialogues qui peuvent être relus si savoureusement lorsque certains secrets ont été dévoilés ultérieurement, et pour tout dire, la joie d'une narration sophistiquée qui trace son chemin déterminé en déployant tous les leurres nécessaires au fil de son chemin – ou de son erre.

Enfin, comme c'était déjà le cas, naturellement, pour « Perdido Street Station » (et comme cela le restera pour l'essentiel du travail ultérieur de China Miéville), « Les Scarifiés » offre une saisissante synthèse de ce que les littératures de l'imaginaire peuvent produire de plus accompli, surtout lorsque, comme ici, elles ne se préoccupent guère des frontières littéraires entre genres, sous-genres et sur-genres (à propos de quoi on consultera avec profit aussi bien Apophis que Francis Berthelot).

Bien que parcourant avec malice les méandres de l'avidité et du pouvoir comme ceux de la curiosité scientifique débridée, ou ceux de la fusion authentiquement weird (et l'on songera ici logiquement parfois au Jeff VanderMeer de la « Cité des Saints et des Fous » ou de la trilogie du « Rempart Sud ») entre magie et calcul, China Miéville ne perd jamais totalement de vue les racines pulp et rôlistes qu'il revendique sereinement en plus d'une occasion (on peut se reporter par exemple au superbe entretien d'époque avec Joan Gordon, publié dans Science Fiction Studies en 2003, ici) : il adore inventer des créatures complexes, aux écologies et aux anthropologies ramifiées (et de ce point de vue, « Les Scarifiés » propose un véritable festival) – et inventer bien d'autres choses, on le verra amplement ici, mais il excelle encore davantage – ce qui ne saurait après tout nous tant nous surprendre venant du signataire en 2002 de l'article « Marxism and Fantasy » dans la revue universitaire britannique Historical Materialism ou du coordinateur de l'étude collective « Red Planets: Marxism and Science Fiction » – à mêler de très près, comme Darko Suvin osait à peine le rêver dans son approche théorique (« Metamorphoses of Science Fiction », 1979), le sense of wonder le plus prononcé à la visée politique la plus fine et la plus efficace.

Avec ce troisième roman, China Miéville s'installait en tout cas définitivement à la table des très grands.

Lien : https://charybde2.wordpress...
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