Jonathan Lethem semble avoir abandonné la science-fiction pour un type de roman monstre, ample, complexe, le genre que l'on voit fréquemment dans la littérature américaine dont l'ambition déraisonnablement illimitée décourage les tentatives de résumé.
Si on nous vend une histoire alternative de l'Amérique des années 50 à nos jours, celle de la gauche révolutionnaire à travers une chronique familiale qui embrasse trois générations, ce roman est bien plus que cela.
L'auteur nous offre une méditation fictive pleine de sarcasmes et d'amertume sur le visage changeant de l'activisme américain, ses échecs, ses désillusions, les obstacles qui font barrières à l'utopie ouvrière. Au premier desquels, l'intime dans une ville comme New-York où l'anonymat pousse les habitants à vouloir exister, à faire de leur vie un théâtre.
À l'image de la matriarche Rose Zimmer qui, depuis son appartement de Sunnyside Gardens, cité-jardin à l'origine destinée à accueillir la classe ouvrière, jette ses inquisitoires féroces et ses paroles ardentes depuis son balcon au point de faire fuir Miriam, sa fille de seize ans. Mais elle n'a pas manqué de lui transmettre sa colère, même si elle est plus fan de Lennon que de Lénine et a remplacé la cigarette pour le LSD en adoptant la vie communautaire et le militantisme du Greenwich Village hippie. Autour de ces femmes, toute une constellation de personnages, cyniques ou perplexes, qui refusent ou hésitent à s'engager lorsqu'ils constatent les tourments qui ont présidé à la vie de ces femmes.
Le sentiment qui domine, celui d'un auteur qui a voulu dresser un portrait accablant de ses personnages pour lesquels la lutte relève parfois plus du lifestyle que de la conviction lorsqu'ils ne se font pas floués, avalés par leur vie personnelle. À moins qu'il cherche à épingler leur optimisme, leur acharnement aveugle ? Difficile à dire même si le ton du livre suggère la première hypothèse puisque Rose est auréolée d'un légendaire activisme politique et social mais nous ne voyons pas grand-chose : beaucoup de discours, peu de réalisation.
Sans compter que la trame se complexifie au contact de personnages déchirés par des tensions sur leurs identités : face à leur judéité, leur héritage, leur noirceur, leur homosexualité, ils s'accrochent aux identités qu'ils se sont choisies : communiste, pacifiste, amante …
On est pris dans un roman vertigineux et étrange dans lequel les individus se répudient, dérivent dans des mondes séparés, la famille n'offrant pas de rédemption personnelle mais ils ne peuvent résister à la force d'attraction qui existent entre eux. Tout cela dans une sorte de roman monde, après tout ça se passe à New York, accessoirement en Allemagne de l'Est derrière le rideau de fer et au Nicaragua en proie à la guerre civile. Des personnages qui portent en eux le reflet d'une époque, le reflet d'une ville, le reflet de la gauche américaine et sa quête d'idéal.
Cette fiction présentait tous les atours pour me plaire, l'intrigue y est secondaire, ce qui compte c'est une certaine qualité du regard derrière l'histoire, une froide méditation qui n'est pas acte d'apostasie mais simple constat.
Seulement le goût immodéré pour le bavardage et pour les introspections denses exigent un gros effort pour digérer ce pavé et rester concentré. le projet de l'auteur en ressort écrasé par cette langue charnue à la structure bousculée qui se transforme trop souvent en verve cryptique, en logorrhée diarrhéique noyant non seulement ce qui est écrit noir sur blanc mais aussi ce qui est suggéré.
Avec ses anecdotes typiquement new-yorkaises, c'est en somme un roman sur les new-yorkais écrit pour les new-yorkais. Un livre maussade, amer, totalement désabusé.