Comme pour beaucoup de lecteurs de la correspondance sublime entre Camus et Maria Casarès, j'ai eu le désir de lire ses mémoires parues en 1980. Si elle n'avait à l'époque que 58 ans, la remarquable densité de sa vie justifiait à elle seule qu'elle se lance dans cette entreprise qui eut parue prématurée pour d'autres à un tel âge. Mais on peut surtout se demander si ces pages ne procédaient pas d'une autre nécessité, si elles n'avaient pas d'autre but que de rendre hommage à André Schlesser, compagnon de longue date, qu'elle avait fini par épouser en 1978, « le seul homme qui lui ait donné son nom après son père ; celui à qui elle est allée tout naturellement pour qu'il l'unisse à sa patrie nouvelle. Celui qu'elle a suivi en posant ses pieds sur les traces de ses pas comme elle l'avait fait toute petite sur les traces de pas de sa mère. » André Schlesser lui avait permis de trouver enfin l'identité après laquelle elle avait couru toute sa vie.
Réfugiée espagnole dès l'âge de quatorze ans, elle vécu «
résidente privilégiée » en France, qui, à l'image du Pelele de
Francisco Goya, fut ballottée comme un pantin désarticulé sur les scènes de la vie. Elle ne retrouvera son pays natal que quarante ans plus tard. En somme, et même si elle évoque parfois la nécessité d'écrire un second livre pour développer certains sujets, ces mémoires sont vraisemblablement pour elle l'aboutissement d'un long, très long parcours, sur lequel le lecteur doit l'accompagner pour voir le cercle enfin se refermer et comprendre ce qu'elle doit à son « tout jeune » mari sexagénaire.
Des pages remarquablement écrites empruntes de nostalgie, d'humour, d'une poésie élégiaque et bien souvent onirique. le théâtre y prend bien sûr une très grande part et l'on sent qu'il fut son seul amer, celui à même de capter et rassasier son énergie vitale débordante. Et l'on comprend, par les épreuves qu'elle a traversées, les raisons intimes qui firent d'elle l'une des plus grandes tragédiennes de l'après-guerre. Elle a fait de sa vie hors du commun le matériau à partir duquel elle a pu faire exister réellement les personnages qu'elle a incarné sur les planches. Elle a enfoui en elle chaque coup du sort, pour ne pas se détourner de la vie, en être fécondée dans ses joies comme dans ses malheurs.
De beaux portraits de ses compagnons de scène, Gérard Philippe notamment, de ses amis, de son entourage proche, de son père, figure de la République Espagnole au tragique destin politique et de sa mère, femme libre, sensuelle et d'une grace unique. Camus, son grand amour avec qui elle partagera douze ans de connivence intellectuelle et amoureuse, y tient bien évidemment une place toute particulière. Il fut « son père, son fils, son ami et son amant », lui fit comprendre et adopter la France et la sauva d'une jeunesse qui prenait un tour débridé.
Une très grande et très belle femme, d'un grand talent littéraire, d'une force vitale qui galvanise et dont la profondeur de la réflexion grandit le lecteur.