«Les bodhisattvas qui ont compris l'Éveil parfait et pur savent, grâce à cette conscience d'Éveil pur, que la nature de la conscience d'Éveil, les organes des sens et les domaines des sens sont des métamorphoses illusoires. Ils produisent des illusions pour éliminer les illusions (…) Comme celui qui contemple l'illusion n'est pas identifié à l'illusion ni à la contemplation illusoire dans laquelle tout est illusion, il est dégagé pour toujours de la marque de l'illusion.»
(Bouddhisme Mahayana / Madhyamaka : Sutra de l'Eveil parfait)
VOYAGE AU CENTRE D'UN CERVEAU D'AUTISTE, que son auteure, Hélène Nicolas, alias Babouillec, née en 1985 et «diagnostiquée autiste très déficitaire» en 1999, nous présente comme étant «une parenthèse obscure sur les entrailles du cerveau», est un objet littéraire hybride, inclassable et, de mon point de vue, absolument fascinant. Une oeuvre touchée par la grâce, tissée par une de ces écritures rares qui arrivent « à illuminer le trou (du réel) et permettent de jeter un coup d'oeil rapide à l'intérieur», selon la superbe formule employée par
Rosa Montero. Ecritures qui réussissent à se faufiler en quelque sorte derrière les mots, là où d'habitude il n'y que cette immense vacuité que nous persistons à combler, à rhabiller avec d'autres mots, créant cette ronde interminable des définitions du dictionnaire, boucle lexique circulaire autour d'une réalité dont nous nourrissons la plupart du temps l'illusion d'en posséder les… «mots de passe»! Je pense notamment, ici, à certains poètes ou grands mystiques -tous bords confondus-, ou encore à des auteurs tels
Simone Weil ou
Clarice Lispector (des femmes aussi, serait-ce pure coïncidence?), que je tiens tout près de mon coeur sauvage (sic) et auxquelles Babouillec m'a fait beaucoup songer durant cette lecture. Tenez, à propos de « mot de passe » par exemple:
« J'arrive à l'altitude de pouvoir tomber, je choisis, je tremble et renonce, et, finalement, en me consacrant à ma chute dépersonnelle, sans voix propre, finalement sans moi – voilà que c'est tout ce que je ne possède pas qui est à moi. Je renonce et moins je suis plus je vis, plus je perds mon nom plus on m'appelle, mon unique mission secrète est ma condition, je renonce et plus j'ignore le mot de passe plus j'accomplis le secret, moins je sais plus la douceur de l'abîme est mon destin. Et alors j'adore. » (
Clarice Lispector)
Et,
«Une petite lumière rouge clignote dans la boîte crânienne, explose l'espace libre pour réfléchir et mot de passe s'affiche. Sûr d'avoir choisi le bon vous essayez à nouveau différent. Petit moment de répit, rien ne se passe, peut-être que le cerveau s'habitue. Illusion passagère, l'alarme repart de plus belle pour éradiquer définitivement cet espace inadapté. La lumière rouge clignote de plus en plus fort dans la boîte à penser comme une cote d'alerte transgressée. le moment est douloureux et la mémoire s'active. Les souvenirs remontent à la surface. Vous l'avez vu tout à l'heure après les infos dans une pub, le médicament qui éteint la lumière rouge qui clignote dans le crâne. Vous allez à l'armoire à pharmacie et avalez sans plus attendre le fameux mot de passe qui guérit tous les mots. » (Babouillec)
Une condition me semble néanmoins indispensable à toute possibilité d'immersion dans ce type d'écriture : procéder à une lecture, elle aussi, par moments quasiment mot par mot, à l'image de ce que fait ici leur auteure, qui, privée de tout accès à la verbalisation et à l'écriture cursive, s'est servi d'un jeu de lettres en carton découpé, confectionné par sa fidèle assistante et mère, pour les assembler, lettre à lettre, l'une après l'autre, les forgeant au fur et à mesure dans leur matérialité propre, puis, les uns s'agrégeant aux suivants, pour détacher enfin les phrases de la masse concentrée et indistincte de l'esprit. C'est pouvoir donc, en tant que lecteur, s'investir en une entreprise permettant de soulever délicatement («métamorphoses illusoires des sens»…?) un petit coin de ce lourd voile de Maya recouvrant chaque mot de la langue, afin d'épier, derrière ceux de Babouillec, l'empreinte fugace laissée par le réel, imprimée grâce aux circuits neuronaux atypiques régissant le traitement de l'information et la parole chez elle. «Dans la file d'attente des mots, certains ne verront jamais la lumière du jour, d'autres sont la lumière du jour».
Au cas où lecteur n'aurait néanmoins pas compris que, à défaut de les rejeter comme étant tout simplement des mots abscons, alignés sans-queue-ni-tête, son esprit, en les soupesant avec patience et bon soin, risque de s'égarer et de «sillonner la ligne de démarcation entre le réel, l'imaginaire, l'obscurité, la lumière», pour enfin «se faufiler dans les limbes, assoiffé de visiter le paradis dont il ne connaît pas l'adresse», l'auteure prend tout de même le soin de nous prévenir : «Attention, cerveau aux territoires acquis, je pourrais t'aimer, te polir, te démunir, te dévêtir»…
Car s'abandonner à la connaissance directe du « centre d'un cerveau d'autiste » en train de pratiquer l'écriture et, par cette ruse, d'habiter l'illusion d'un Je (« Sans crier gare, je suis née en apnée de corps dopaminé poète. L'écriture rode dans mes circuits »), nécessite, en contrepartie, de nous autres lecteurs, détenteurs précautionneux du «code secret de nos corps», de pouvoir accepter de l'oublier momentanément, et de s'expatrier provisoirement de notre Je afin de partir, en compagnie de Babouillec, en «randonnée à ciel libre d'esprit».
Petit livre hors norme (!?), cosmogonie personnelle à géométrie lilliputienne, mais aux résonnances cependant multiples et universelles,
VOYAGE AU CENTRE D'UN CERVEAU D'AUTISTE relève à la fois du témoignage autobiographique, de l'exploration métaphysique, de la «narration poétique», voire même, à certains de ses passages, de la diatribe politique («Pourquoi certains nous reniflent comme des êtres à enfermer. Pourquoi dans la classification ethnique un humain est un humain et dans la classification sociale le mot classe est mis en lumière, le mot humain est éteint»).
«Bip, bip. À toi déchainé du vivant, capteur ascensionnel du subtil d'être au monde,
je suis honorée d'être née dans ta tête»
Bip, bip. Oui, Babouillec, en ce qui me concerne, moi, Eduardo, alias Creisifiction, le message est très bien reçu. Cinq (étoiles) sur cinq! Bienvenue à une grande auteure!