À la fin de l'année 1936, les deux grands plasmateurs du verbe français,
Antonin Artaud et
Louis-Ferdinand Céline se croisent lors d'un repas organisé chez leur éditeur.Céline ne parle que cuisses et danse. Il se plaint que Naissance d'une fée a été refusé au ballet de Monte Carlo par
René Blum, le frère de Léon, chef du gouvernement. Quand Céline ajoute qu'il aurait dû signer son livret d'un nom juif pour être joué, une convive rétorque posément qu'elle est juive et apprécie beaucoup Léon Blum. le dessinateur
Carlo Rim rapporte la scène.
Il (Céline) la regarde gentiment, éclate de rire :
– Rassurez-vous, je ne suis pas assez bête pour être antisémite, je suis anti-tout, voilà.
Antonin Artaud, qui n'a pas encore dit un mot, s'échauffe brusquement :
– Je suis comme vous, un homme en colère !
Céline hausse les épaules. Son oeil s'est éteint :
– Faut encore aimer la vie pour se foutre en colère. Est-ce que j'aime la vie? C'est trop plein de cons, la vie.
Artaud lui lance, péremptoire :
– Oui, vous aimez la vie !
Céline rigole et concède :
– C'est vrai, j'aime la vie.
Souce : d-fiction
Artaud.
Il y'a un paradoxe Artaud.
Pendant longtemps il a fasciné, obsédé : les pavillons des hopitaux psychiatriques portent son nom , on a théorisé , débattu, tenté de le comprendre sous toutes ses coutures, on l'a ausculté, dissequé, maché , recraché, porté aux nues, renié, diffamé ou toléré.
C'est avant tout une experience desarçonnante que de se plonger dans cette jungle foisonnante ou rien ne colle au sens et ou paradoxalement tout fait sens :
" Toute la gent littéraire est cochonne, et spécialement celle de ces temps-ci. Tous ceux qui ont des points de repère dans l'esprit, je veux dire d'un certain côté de la tête, sur des emplacements bien localisés de leur cerveau, tous ceux qui sont maîtres de leur langue, tous ceux pour qui les mots ont un sens, tous ceux pour qui il existe des altitudes dans l'âme, et des courants de la pensée, ceux qui ont l'esprit de l'époque, et qui ont nommé ces courants de la pensée, [...] sont des cochons "
La cruauté violente , le cri , la logorrhée blasphèmatrice et le hurlement d'Artaud sont toujours tempérées par une grande joie enfantine d'une rafraichissante simplicité dans les mots , en apparence seulement naïfs , mais qui vont droit au but et qui donnent cette impression d'immediateté, de présence hyper-réelle et spontanée , même quand on ne comprends rien.
Chez Artaud tout casse , tout jouit ... la chaire , l'esprit , la matière, tout se mélange dans une pâte qui est tantôt cuite, tantôt crue, tantôt carbonisée , au détour d'un bout de phrase à l'autre...
On croit comprendre et puis non on lit finalement l'inverse et parfois on lit deux , trois , quatre idées contradictoires écrites en même temps et dites simultanément dans un niagara de mots.
Il faut aimer se perdre , il faut être amoureux de l'anarchie radicale pour pouvoir se baigner dans ce torrent , gouter les sucs d'une oeuvre infinie et réduite, totale et parcellaire, complète et fragmentée, dure et friable, solide et liquide, genereuse et rabougrie, douce et épineuse, soyeuse et coupante, rassurante et effrayante , liberatrice et infernale, émacipée et prisonnière, lucide et folle , claire et obscure, libre et déterminée , humaine passionément et monstrueusemement alien ...
Artaud quoi !