Du folklore rus' du IXème siècle !
Petite note avant de commencer : en langue russe deux mots se traduisent par « russe » en français :
— Rousskii (Русский) se rapporte au peuple et à la culture russe sans distinction de frontières.
— Rossiiskii (Российский) réfere à l'État russe moderne.
Vu l'actualité récente, il semble qu'un certain autocrate ait oublié cette nuance pourtant simple...
Au VIIIème siècle, l'État du Rus' de Kiev est fondé par des Vikings, les Varègues. Vladimir le Grand se convertit au christianisme en 988, donnant naissance à la Sainte Russie. C'est dans ce contexte historique que se déroule cette réécriture d'un conte ukrainien.
Je devais certainement en attendre trop car j'ai été très déçue par ce livre. le coup de coeur tant attendu n'a pas eu lieu alors que tous les éléments étaient présents pour me plaire.
Commençons par l'intrigue. L'histoire, séparée en trois parties, prend beaucoup de temps pour démarrer réellement.
J'ai trouvé toute la première partie assez peu intéressante. le cadre historique et politique est posé, les personnages sont introduits et on nous raconte le conte du démon de Gel qui préfigurera les événements à venir.
La tension monte dans la deuxième partie, on passe à une ambiance de conte horrifique.
La troisième partie amène enfin de l'action. À ce moment, j'étais bien investie dans les actions, même si elles n'étaient pas toujours bien lisibles, rendant difficile de visualiser les scènes.
Raconter le conte de Gel deux fois partait d'un chouette concept mais il est arrivé assez vite à ses limites : puisqu'on connaît le conte, on s'attend à la même résolution et l'histoire perd en tension.
Fait amusant, je me suis lancée dans cette lecture car j'avais adoré enchantements d'
Orson Scott Card, qui s'inspirait aussi des contes et folklore rus'. Mais
L'Ours et le Rossignol m'a plutôt rappelé Alvin le Faiseur du même auteur, avec toute l'intrigue autour des interactions conflictuelles entre l'Église chrétienne et les superstitions locales.
Il y avait exactement les mêmes scènes où un prêtre parle à un démon dans une église en pensant que c'est Dieu. Malheureusement...
L'Ours et le Rossignol est desservi par la comparaison. J'avais vu venir le retournement de situation, et l'idée n'avait plus rien de nouveau pour moi.
Le style a quelques jolies tournures, par exemple « des fleurs noires fleurirent sur les bords de son champ de vision ». Cependant, plusieurs d'entre elles sont répétées une petite dizaine de fois, comme les expressions « peau blanche comme le sel » ou « doux comme la neige ».
La traduction ne m'a pas semblé parfaite, par exemple avec « Marina laissa gentiment échapper un râle et mourut. » J'imagine qu'en anglais c'était « gently », qui ici se traduirait plus par « doucement » que par « gentiment ».
Il y a un manque cruel de descriptions. le père de Vassia est un boyard du Nord, sa famille est donc de la petite noblesse mais ils vivent très pauvrement. Sans indication visuelle, il est très difficile de se représenter leur situation matérielle.
Les personnages sont loin d'être assez développés. Vassia, le personnage principal, ressemble beaucoup au cliché de la princesse pas-comme-les-autres qui ne veut pas être mariée. Dans l'ensemble, les personnages ont maximum un trait de caractère. Je concède que c'est une adaptation de conte, donc il est normal de retrouver des schémas classiques, mais le format roman appellait à davantage de caractérisation et de nuance.
Je vais poser une nuance entre émotion et sentiment.
Les émotions sont primaires, physiques, animales même. À peu de choses près, nous avons tous les mêmes émotions : joie, tristesse, peur, colère.
Les sentiments sont plus complexes, on les intellectualise, on peut les construire, les déconstruire. Selon moi, les sentiments créent l'unicité, l'identité de la personne.
Dans ce livre, on a certes accès à certaines émotions de manière extérieure, avec la description de ce que leurs visages ou corps expriment. Mais on n'a jamais connaissance de leurs sentiments profonds.
Les interactions entre personnages manquent aussi beaucoup, au point que quand
le père de Vassia meurt, je ne comprenais pas pourquoi elle était triste : parce qu'elle l'aimait (on n'a pourtant vu aucune démonstration d'amour ?) ou juste parce qu'il n'est plus là pour la protéger ?
Je n'ai donc pas du tout été investie dans les personnages.
Pour parler du fond, la domination des femmes est un thème central du livre. La société y est organisée autour des mariages arrangés, décidés aussi bien par des hommes que par des femmes. L'unique autre option pour les femmes est d'être cloîtrées dans un couvent.
Et c'est là que l'absence d'expression de sentiments est d'autant plus dommage.
Quand Olga, soeur de Vassia, apprend qu'elle va être mariée, elle sourit docilement et ses yeux sont effrayés. Mais cette simple description ne suffit pas à saisir l'horreur qu'elle doit ressentir !
Ou encore, Anna va être mariée à un homme beaucoup plus vieux car sa famille veut se débarrasser d'elle. La scène de viol conjugal où elle se laisse faire est terrible à lire. Ça aurait été bien de détailler ce qu'elle ressent…
Et quelle est la morale au final ? La fin m'a semblé beaucoup trop facile. On part en plein conte de fée, alors que le début parlait de politique concrète et respectait un cadre historique se voulant réaliste. Concrètement, comme peut-on s'émanciper en tant que femme à cette époque ? L'histoire semble répondre que ce n'est possible qu'avec de la magie, et avec l'aide d'un mari en plus. C'est assez déprimant comme constat.
Enfin, ce livre m'a tout de même permis de découvrir le bestiaire du folklore russe. Certaines créatures m'ont rappelé Les Chroniques de Spiderwick, il doit y avoir une source d'inspiration commune.
On a ainsi le domovoï, protecteur de la maison, à qui on laisse du pain, du lait ou du miel. le vazila vit dans les écuries et s'occupe des chevaux.
La roussalka est une nymphe à la chevelure végétale, elle attire et mange les inconscients qui se baignent dans son lac. Les bannik sont d'espiègles esprits des bains. Les oupyres (vampires) sont des morts-vivants se repaissant de sang, dont il faut leur planter un pieu de bois dans la bouche pour s'en débarasser.
L'hiver est personnifié par Gel/Morozko/Karatchoun. Cruel, il tue les enfants et personnes fragiles. Il représente aussi la Mort. Avoir des personnages qui représentent la Mort, l'Hiver, les forces de la nature, le Désir interdit est un concept fort qui aurait mérité d'être approfondi.
Toute la partie sur la disparition des superstitions païennes est très intéressante. Cela m'aurait intéressée que soit abordée la question suivante : pour quelles raisons personnelles les populations se sont tournées vers le christianisme ?
En résumé : le folklore rus', les thèmes de la domination des femmes et de la christianisation étaient vraiment intéressants à développer, mais pour moi ça a été gâché par une absence de développement de personnages, des sentiments, de tension narrative, de profondeur.