– Vous pensez qu’il y fera vraiment froid ?
– Oui. J’en suis revenu avec des entailles sur à peu près toutes les parties de peau qui gercent. Un froid sec, âpre. Il suffit d’être bien couvert, d’avoir le matériel. Avec ce qui s’est passé, faudra que tu te déplaces, j’imagine.
J’inspirai bruyamment.
– La ville a dû être déchiquetée.
– On peut le penser. Reste qu’un paquet d’ingénieurs planchent pour que tout ça ne tremble pas, normalement. Tu verras bien. Pour nous, c’est de la fiction. Aucune caméra, aucune photo, aucune image. Prends des notes si tu peux, il y a, ici, pas mal de bouches silencieuses comme moi qui seraient ravies d’en apprendre un peu plus. Histoire de ne pas s’endormir dans le même foin que les autres. J’ai pas la moindre idée de ce qui peut se tramer là-bas. ma
Puis ma mère prend des nouvelles de mon travail, est-ce que ça me plaît ce truc de garde champêtre, si je ne veux pas me rapprocher, trouver quelque chose plus au sud. À mon âge, m’enterrer là, si ce n’est pas désolant. Je détourne la conversation. Je suis désolé comme elle. J’acquiesce, mais je dis que pour du provisoire je suis au grand air, je sifflote au boulot si ça me chante, il n’y a pas à se casser la tête plus que ça, j’organise mes journées comme je veux, ailleurs je devrais subir un petit chefaillon relativement nerveux. J’ai des comptes à régler ici. Ça, je ne lui dis pas. Elle me rappelle, tu avais quand même des dispositions pour trouver mieux, tu as toujours eu des facilités avec les langues. Elle souhaite que je me tire d’ici, de la tristesse, de l’étroitesse de vue qui fait que je reste quand elle devrait faire que je parte. Elle ne voudrait pas que ça se termine en eau de boudin, que je me gaspille, et elle hausse épaules et sourcils. Elle ignore pour mon arrêt maladie. Faut juste qu’elle attende un peu je me dis dans ma tête. Attends un peu et tu vas voir. Je répète deux fois que je suis d’accord, car pour ma grand-mère on parle trop vite. Causez doucement, manière habile d’avouer sa surdité.
Mamie, moi. Ma mère en attente. Et la table. Évidemment, manies obligent, chacun s’assoit sur sa chaise, à sa place, dont l’assise en paille est recouverte d’un tablier rouge. De quoi on parle ? De ma mère. On râle. Elle nous fait encore attendre, allées et venues salle de bains chambre, le plat est froid. Il y a un film comme ça où la fille et la mère en sont à se battre, à gueuler de maladresse et d’amour mal dit, elles s’insultent, crient. Les serpents sont plus civils, mais c’est du cœur déballé, babines pendues et désespérées. J’arrive, j’arrive, annonce ma mère contre les remontrances, depuis la salle d’eau, on n’est pas aux pièces. J’ai super envie d’un barbecue, mais il paraît qu’il est trop sale, le temps de laver la grille, comme si ce n’était pas moi qui allais le faire. Et puis ma grand-mère a dit qu’il ne faisait pas assez beau pour un barbecue. Il y a des gens qui sont très stricts avec ça, ils ne savent pas que le feu prend par tous les temps.
Voilà en résumé ce qui se passait dans le village. Nous nous retrouvions régulièrement pour faire avancer notre enquête. Nous menions des actions. Nous nous épaulions. Il nous manquait la foudre, et de nous réveiller haletants en pleine nuit. Nous tentâmes encore, mais ce fut mou, dénué de génie. On ne savait même plus ce qu’on cherchait chez Beselt. Nous étions figés dans le désenchantement – militants rodés aux placardages sur les murs, jeunes encore pour le saut de l’activisme. Mes compères perdirent la flamme. On se découragea.
Il y avait dans le village davantage qui m’encourageait à fuir. Il y avait un château et un comte, à l’extrémité basse du village, à l’opposé de la côte et de la grande maison fleurie de ma grand-mère. Il y avait une camaraderie prolongée de fusils. Une chasse et une peine, comme un grand lac immobile.
OGRE (L') (G) - "Monde Ouvert" d'Adrien GIRAULT