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3.47/5 (sur 29 notes)

Nationalité : France
Né(e) à : Paris , le 28/04/1963
Biographie :

Romancier, essayiste, Stéphane Zagdanski est né à Paris en 1963. "Noir est la beauté" est son dixième livre.

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Soleil sombre.

J’écris ceci un mois d’octobre, sous un soleil radieux.
De mémoire de parisien on n’avait connu automne aussi tiède. Il faut dire que, de mémoire d’homme, on n’avait jamais senti si concrètement sombrer le monde.
Le méphitisme règne, la planète mijote, la banquise s’abrase, les fleuves
impassibles s’exorbitent en mascarets mortifères, les rivières acidifiées s’asphyxient, la famine dévore des peuplades apeurées, des espèces animales s’amenuisent à jamais, les pandémies prolifèrent, les paradis les plus sereins se désagrègent dans l’écrabouillant brasier de guerres locales...
Entretemps, Méphisto assure la prospérité de Dr Pharmacie et M. Armement.

L’homme est pour l’homme un clown sordide, sanguinaire et stupide, et personne ne possède la clé de cette putréfaction mal apprivoisée..

Qui s’en soucie ?
Tout le monde, personne.
Le souci en soi est une idée vieille ensevelie sous des monceaux de fausses nouveautés.

« Plus jamais ça ! » ressassent les hébétés, sans saisir que « ça » ne cesse de se perpétrer chaque jour devant leurs oreilles closes et leurs yeux béats.
Et ça n’est qu’un début. Rien n’arrêtera l’atroce fracas.

Ici, à Paris, tout va pour le mieux dans le pire des mondes. Les terrasses regorgent d’humains frelatés accroupis au creux de leur existence de spectres. N’importe quelle bribe de conversation captée au vol donne la nausée à l’idée d’être le contemporain de tels ilotes. La scène de couples d’amants fixant chacun son portable sans s’adresser un mot est devenue d’une abominable banalité.

Pendant que le globe s’abîme, les imposteurs pérorent leurs analyses de caniveau, profitant de ce que personne ne sait davantage qu’eux lire, écrire, ni penser.

Journaux, magazines, revues, cinéma, radio, télévision, amphithéâtres, fictions, essais... tout est léthargique, galvaudé, fangeux, nécrosé et minablement malfaisant. La pensée s’affaisse, l’imposture prolifère. Mille outres à bobards gigotent en boucle, jamais repues de leur veule vacuité.

Le délire croît. Les couloirs et les rames de métro drainent chaque jour davantage de schizophrènes clochardisés, et ça ne va guère mieux à la surface.

Et pendant que des experts en tartufferie flicardière vous parlent chaque soir à la télé, les squales de la haute-fonction fourbissent en coulisses leurs tactiques électorales...
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Stéphane Zagdanski
J’ai toujours dissocié l’écriture de la publication. Écrire, raturer, penser, comprendre, imaginer, créer, invoquer, cela n’a lieu qu’au moment où l’on est dans le temps, et à l’écoute du temps. Tant que le phrasé palpite sous la main qui se meut, dans l’écriture, puis la relecture et les centaines de ratures et de modifications apportées au texte, quelque chose de vivant émane de vous, qui n’appartient qu’à vous et que nul ne peut abîmer ni détruire. [RARE, p. 195, Galerie Éric Dupont]

La question qui se pose à moi depuis que j’écris n’est donc pas tant liée à la publication – soit à la diffusion de ce qu’un homme, au fond, possède de plus intime : ses pensées déployées en mots – qu’à la méditation de ce qui m’arrive depuis ma naissance. Et ce qui m’arrive depuis ma naissance, et d’ailleurs depuis bien avant elle (que mes parents aient survécu à une tentative de génocide n’est pas anodin), c’est le monde. Écrire, pour moi, depuis toujours, c’est apprendre à « lire » le monde, non pour m’y insérer et y trouver ma place, mais pour mieux le combattre – au sens kafkaïen du combat
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« Je commence à penser que le spectacle », écrit Debord à Martos en 1990,
« qui aussi a développé jusqu’à l’hypertrophie tout ce qui tendait à la bassesse
en chaque individu, a plus détruit dans la tête de nos contemporains que dans la ville de Paris ; ce qui n’est pas peu dire. »
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La chose m'est apparue quand j'avais neuf ans. (...)Taraudée pazr le souvenir de notre bébé martyr Cordelia, ma mère ne savait me proférer sa tendresse que sous la forme d'avertissements tourmentés : 'Tu vas prendre froid à sortir dans écharpe...', 'Mets donc une casquette ou tu attraperas une insolation...', 'Tu finiras par te briser les vertèbres avec ton skateboard...', 'Cesse de lire sous les draps avec une lampe de poche, tu vas t'user les yeux...'. A son insu, par l'acrimonieuse affection dont elle me criblait, à force d'inlassables appréhensions délétères, ma mère me ravageait. Ses préventions nerveuses du pire me lacéraient l'âme. J'étouffais dans cette atmosphère raréfiée par l'angoisse, je dépérissais dans cet environnement de ronces mentales. (...) Je finis par me convaincre que le mieux à faire, pour la soulager était encore d'accomplir une de ses insatiables prophéties de crécelle. (...) Bientôt je n'eux plus qu'une préoccupation : par quel biais sacrifier ma santé florissante de gamin hyperactif aux craintes masochistes de ma mère ? Le suicide, issue trop évidente, n'en était pas une pour moi puisque j'aurais délaissé ma mère et définitivement empêché le transvasement de sa douleur. Ce qu'il fallait, c'était prendre sur moi l'immonde péché de mon père, fracasser ma santé en mille morceaux sans en mourir, afin que le vase maternel se récure enfin de sa torture, que son coeur brisé dans un sourire contemple, apaisé, mon irréparable déconstruction...(...) C'est à cette époque que je commençai à maigrir immodérément.
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Talmoud balbi , yadaim ,
Talmud de Babylone , traité Yadaim ( les mains ),
"Tous les écrits saints rendent les mains impures .... Leur impureté est à la mesure de l'amour que nous leur portons "
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Stéphane Zagdanski
Impatience du diable
« Pourquoi Dieu nous tente-t-il ? »

par Stéphane Zagdanski [6]

C’est une bonne question [7].
Si on a tendance à imaginer spontanément que la tentation est l’oeuvre du diable, il se trouve que dans l’Ancien Testament, la grande affaire de tentation, hormis l’épisode du jardin d’Éden, c’est celle de Job, où le moins qu’on puisse dire c’est que Dieu et le diable se donnent la main.
Le Talmud commente la phrase de Dieu à Satan : Tu m’incites à le perdre sans motif. (Job 2:3) : « Si cette phrase ne faisait pas partie du Texte, on n’oserait pas l’énoncer : Dieu ressemble ici, si l’on peut dire, à un homme qui se laisse influencer. »
Cette question de la tentation, dans Job, est dédoublée, comme si Dieu, tenté par le Diable, renvoyait en écho cette tentation vers Job pour s’en débarrasser ou l’annuler, ou la mettre elle-même, la tentation, à l’épreuve de sa propre efficacité.

Commençons par remarquer qu’une bonne partie de la problématique de la tentation se ramène, dans le livre de Job, à celle du regard. L’oeil, les yeux, le regard reviennent tout le temps :

« Quand cesseras-tu d’avoir le regard sur moi ? Quand me laisseras-tu le temps d’avaler ma salive ? » (7:19)
« Mais les yeux des méchants seront consumés. » (11:20)
« Il m’attaque et me perce de son regard. » (16:9)
« Dieu secourt celui dont le regard est abattu. » (22:29)
« J’avais fait un pacte avec mes yeux, et je n’aurais pas arrêté mes regards sur une vierge. » (31:1)

S’agissant de Béhémot : « Ses yeux sont comme les paupières de l’aurore. » (41:10)
Ou encore, ce verset très obscur, dont la traduction est hypothétique (ce qui reste vrai de tous les versets) : « On invite ses amis au partage du butin, et l’on a des enfants dont les yeux se consument. » (17:5).

Le discours de Sophar de Naamah, au chapitre 28 — chapitre d’autant plus primordial que sa place exacte dans le texte est contestée —, tourne autour de l’invisibilité de la sagesse, opposée au regard qu’on peut porter sur les richesses du monde. C’est un enseignement musical qui profère des vérités irreprésentables, puisque, si on décompose le nom de cet ami de Job, tsophar hanaamati, on obtient le cortège suivant : le « sifflet » (tsaphar), le « hurlement de sirène » (tsophar), le « matin » (tsépher), la « couronne » (tsépher — qui rappelle στεφανος, la « couronne » en grec), « agréable » (naham), « charmant », « aimable », « mélodie » (nehima — telle Noémie, la « Mélodieuse »), « timbre de voix » (nehima), etc.

Le diable est au contraire ce qui vous en veut de détourner votre regard. Le diable est au principe de l’impudeur, ce ressentiment qui intime de croire à ce qu’il exhibe. Cessez de croire un instant à la société, et le diable se fera société pour pourchasser votre incrédulité. Le diable est ainsi toujours du côté de la crédulité maximale.
Pour le dire autrement, si Dieu nous tente, le diable nous attente. Il est un attentat permanent au principe même de la pudeur — c’est-à-dire du regard qui se détourne.

Dieu nous tente parce qu’il nous attend, et s’il nous attend, c’est qu’il nous précède en ses oeuvres, comme au désert la colonne de nuée devance les Hébreux dans leurs pérégrinations. Dieu attend, Dieu est temps (c’est aussi pour cela que Dieu n’est pas tendre) et cette tension du temps, cette tentation de l’attente se distingue de l’attentation, c’est-à-dire de l’impatience.
Le diable, lui, est impatience. Les attentats, le fanatisme, sont des convulsions de l’impatience. Le diable nie que les choses arrivent quand on ne les attend pas. Il est la négation du messianisme, cette puissance perpétuelle d’inattendu.
Que teste Dieu à travers notre patience ? En définitive notre vitesse. Paradoxalement, l’impatience est lenteur. Dieu, lui, est substantiellement rapide.
On pourrait choisir des milliers d’illustrations de cette rapidité, dans le judaïsme, mais celle qu’a inauguré le christianisme est aussi assez parlante, puisque le Christ est à la fois le fils et le père de sa mère. Difficile de trouver raccourci plus fulgurant...
Voici un exemple juif, parmi tant d’autres, de la célérité de Dieu. Le Talmud, en commentaire de ce passage de Job : Lui qui m’assaille par une tempête, qui multiplie sans raison mes blessures (9:17), enseigne : « Job blasphème en parlant de tempête, et Dieu lui répond par la tempête. Job s’adresse à Dieu en ces termes : “Souverain du monde, peut-être un vent de tempête est-il passé devant Toi, qui T’aura fait confondre Job avec Ojeb (« ennemi »).”
Dieu lui répond par une tempête : L’Éternel répondit à Job du milieu de la tempête (Job 38:1)... Dieu parla ainsi à Job : « J’ai créé une grande quantité de cheveux sur la tête de l’homme / jeu de mots entre Sa’ara (« cheveu ») et Se’ara (« tempête »)/, et à la racine de chaque cheveu j’ai créé un follicule, afin qu’il n’y ait jamais deux cheveux nourris par le même follicule ; car si cela se produisait, les yeux humains seraient privés de lumière. Je n’ai pas confondu un follicule avec un autre : pourrais-je confondre Job avec Ojeb ? »

Examinons un autre cas d’intense crédulité : la mort. La mort n’existe qu’autant que l’on n’y croit pas. Cessez de croire à la mort, et elle risque fort de s’acharner sur vous, sur vos descendants plus précisément (c’est le cas de Job), puisque c’est par la procréation qu’on s’imagine immortel. Telle est toute la démonstration du Christ. Il a dû mourir pour ne pas avoir rendu de culte à la mort. Ce n’est pas la même chose de croire en la mort et de lui rendre un culte. L’humanité ne croit pas à la mort, veut ne pas croire à la mort (toute la logique du Spectacle est dans ce déni renforcé : l’image sert à cacher la mort, mais la mort n’est que l’envers de l’image, elle avance masquée, elle avance numérisée plus exactement), or l’humanité ne cesse de lui rendre culte sur culte, ce qui est logique puisque cette incroyance n’est que l’autre face de la crédulité. La mort qui n’existe pas (au sens où Dieu existe), n’étant que le reflet de la crédulité la plus extrême, s’est mise en travers du Christ — par le biais de la tentation — qui se détournait d’elle (en ressuscitant Lazare, par exemple).
Tout cela orchestré par Dieu, qui n’a tenté le Christ que parce qu’il était son fils, cas unique, jusqu’à preuve du contraire, dans l’Histoire. Sinon Dieu s’en fout. Il serait d’une grande crédulité de s’imaginer que Dieu passe son temps à nous tenter — il a autre chose à faire.
C’est sans doute pour marquer cette indifférence de Dieu que le Notre Père exprime, plutôt que « Ne nous tente pas » : « Ne nous soumets pas à la tentation... ».

Un autre enjeu crucial dans Job est celui de la procréation, puisque c’est à travers ses enfants que Job est d’emblée mis à l’épreuve, et que ses enfants « renaîtront » en quelque sorte, à la fin, lorsque ses épreuves s’achèvent. Ce ne sont bien sûr pas les mêmes enfants qui meurent au début et sont engendrés à la fin, mais le texte est si succinct à ce propos que c’est comme si la procréation des uns au dernier chapitre compensait l’atroce perte des autres au premier, au même titre que les troupeaux et les richesses de Job qui lui sont « rendus » en conclusion.
On peut lire un épisode de tentation au moyen de la procréation, dans la Bible, c’est, au premier Livre de Samuel, l’histoire de Hanna et de Pennina, femmes d’Elkana. Pennina exaspère sa rivale stérile, Hanna, afin de mettre sa foi à l’épreuve, explique le Talmud. Cette petite histoire de stérilité et de rivalité intéresse d’autant plus le christianisme que le fils que Dieu va enfin accorder à Hanna est Samuel, qui oindra le premier « messie » David, dont Jésus comme on sait descend. Ce commentaire du Talmud est accompagné d’un autre selon lequel Satan s’inquiétait de ce que Dieu, favorisant Job, risquait d’oublier l’amour d’Abraham. C’est ainsi pour « servir le ciel » qu’il convainquit Dieu de le laisser tenter son gâté serviteur. Et le Talmud conclut de manière comique que « lorsque R. Aha ben Jacob fit ce commentaire à Papounia, Satan vint lui baiser les pieds ».

Ce qui nous ramène au diable.
Non seulement le diable est au principe de l’impudeur, mais l’impudicité du diable ne s’est jamais autant manifestée que dans et par le Spectacle, soit ce qui s’exhibe de force pour contrecarrer l’invisibilité musicale des lettres.
L’impudence, le cynisme de l’impudeur (Diogène se masturbe en public) triomphent aujourd’hui dans l’industrie pornographique, dont le film porno n’est en un sens que la partie visible. Or qu’est-ce qui caractérise le film porno ? quel en est le leitmotiv ? L’éjaculation visible. La pornographie est diabolique au sens où elle vise à prouver l’irréalité spectaculaire du principe de procréation. La loi symbolique du film porno, c’est la non-procréation onaniste, puisque le héros y éjacule toujours de visu. Rien de plus répétitif qu’une copulation, et l’éjaculation impudique du film porno est là pour montrer que tout peut aussi bien se faire en pleine lumière. Son inverse est, de ce point de vue, ce qu’on appelait autrefois la jaculation, soit la prière issue de l’intimité nocturne.
Ce dont la pornographie doit nous convaincre, c’est en réalité que la procréation peut et doit se faire à la lumière artificielle.
Pourquoi le diable s’en prend-il à la procréation naturelle (ce qui est le vrai crime d’Onan, non pas tant la masturbation que le refus de procréer) ? Parce qu’un génie peut apparaître n’importe quand.
Mallarmé l’a énoncé, dans un merveilleux sonnet théologique de sa jeunesse : « Et de ce qu’une nuit, sans rage et sans tempête / Ces deux êtres se sont accouplés en dormant (tout est là ! Le génie peut jaillir du sommeil de la bêtise...), / Ô Shakespeare et toi Dante, il peut naître un poète. »
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La transparence des informations – dont se rengorgent tant de niais payés pour feindre de se réjouir de leur ersatz d’opinion démocratique –, est une vitrine où scintillent à tour de rôle des faits-divers dont nul n’a la clé, extirpés d’un stock d’« affaires » auquel personne n’a accès.
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.
Le génie ou rien

Mais le catholicisme de Proust est bien plus directement biblique que celui
de Baudelaire, trop dévié par Swedenborg.
Éployé, le pan de saint Paul qui évoque le corpus christi prend une
pertinence toute sadienne : « Nous avons plusieurs membres en un seul corps, et
tous ces membres n'ont pas la même action ; de même nous sommes plusieurs en
un seul corps dans le Christ, et membres chacun des autres, mais avec des dons
différents selon la grâce qui nous a été donnée. »
Première évidence : Il y a une transaction différenciée des membres des uns
et des autres, de sorte que le plus de pénétration possible ici correspond au plus
d'action possible ailleurs.
Inutile d'insister.
Seconde évidence : La « mesure de foi » n'est pas la même pour tous. La
distribution de la grâce est profondément inégalitaire, singulièrement le don de
prophétie – le génie artistique –, que Proust se complaît à décortiquer chez

Vinteuil, Bergotte, Elstir, visages divers de lui-même tels Balzac, Dostoïevski ou
Baudelaire, en vue d'analyser en direct et en acte la nature de son propre génie.
Ainsi la Recherche n'est pas, comme on se plaît à le répéter, le roman d'une
paresse, mais au contraire celui d'une victoire. Ce n'est même pas, comme le disait
Barthes, « l'histoire d'une écriture », mais les histoires sans fin d'un corps, du corps
d'un écrivain mâle hétérosexuel et catholique, autrement dit d'un corps glorieux.
Il ne saurait y avoir de roman en dehors de cette victoire.
Voici un autre des aspects les plus scandaleux de la Recherche, qui a
provoqué en réaction cette fébrilité chaudronnesque autour de la biographie
supposée de Proust, et la « disgrâce sourde » – pour reprendre un mot de BussyRabutin à Mme de Sévigné –, qui assiège son livre :
Toute la théorie proustienne du génie se résume à cette évidence qu'il n'y a
pas d'art mineur. Que ce qui est mineur, en art, ce n'est pas de l'art. Nous n'avons
pas le choix entre une littérature mineure et une majeure ; c'est la littérature ou
rien. Si vous n'êtes pas un génie, vous ne serez jamais écrivain. La littérature est
comme le royaume des cieux, beaucoup d'appelés, peu d'élus. Combien de faux
prêtres pour un seul prophète !
« La parole est l'ombre de l'acte » dit Démocrite. Gloser indéfiniment sur le
génie ne revient pas à être génial, « le génie consistant dans le pouvoir
réfléchissant et non dans la qualité intrinsèque du spectacle reflété ».
Aussi Proust ne s'est-il pas contenté de gloser, il a fait ses preuves. Avec
une souriante sévérité toute christique, il a chassé d'un coup de tornade de sa
stylistique pensive les marchands du Temple, fait s'effondrer tous les cours de la
Bourse, dévalorisé tranquillement ses contemporains les plus côtés, Anatole
France, Alphonse Daudet, Maurice Barrès, Paul Bourget, Jules Romains, et tous
les autres.
Proust a métamorphosé les littérateurs de son temps en chameaux engoncés,
empêtrés devant le portillon menant du dix-neuvième au vingtième siècle, tandis
que lui-même passait ce chas d'aiguille allègrement, à très grandes enjambées.

À Colette il écrit, avec la même ironie infinie qu'à Maurras : « Mais c'est
embêtant de vous avoir vue et puis de ne vous connaître que comme si nous
vivions à deux époques différentes, à des siècles. »
Autre précision théologique : l'« analogie de l'être », l'analogia entis,
participe de la beauté, elle est le moteur même de l'art sacré, selon le verset du
Livre de la Sagesse traditionnellement invoqué : « Car en parlant de la grandeur
et de la beauté des créatures on contemple par analogie leur auteur. »
Or ce livre appartient aux écrits deutérocanoniques, considérés par le
christianisme comme relevant de l'Ancien Testament quoiqu'ils n'apparaissent pas
dans le canon juif de la Bible.
Proust au contraire, ne serait-ce qu'en intitulant en 1916, en pleine guerre
donc, Sodome et Gomorrhe son chef-d'œuvre sur l'inversion, décide clairement de
rester dans la filiation juive du catholicisme.
Il choisit d'explorer la beauté de la laideur plutôt que la beauté de la beauté ;
la guerre des gargouilles plutôt que la paix des braves ; le porche de la cathédrale
plutôt que ses piliers. « Les docteurs de l'Église reculent-ils devant la peinture du
péché ? » demande-t-il avec panache dans un carnet.
Proust préfère l'anagogie à l'analogie
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(p.128, extrait de « De l'antisémitisme »)

L'antisémitisme est une haine métaphysique de la littérature, de sa puissance à la fois de création et de décomposition subversive du monde. Tout cela est trop abstrait et métaphorique pour être valable ? Pas si sûr. Il y a quelques années, un universitaire écrivit une thèse de lettres modernes afin de démontrer que Lautréamont était un charlatan. Que ses figures de style étaient absurdes, sa logique fantasque, ses trouvailles controuvées, que son génie en somme était une imposture. Nul ne prêta vraiment attention à cette réincarnation crétine de Zoïle, lequel réfutait déjà il y a vingt-quatre siècles, employant à peu près les mêmes arguments (l'inadéquation du style au réel), le fabuleux génie d'Homère. Quelques années plus tard, notre fielleux professeur dénoncera une autre inadéquation au réel: l'existence et la fonction des chambres à gaz, pour en conclure bien évidemment cette fois que ce sont les juifs les imposteurs. Eh oui, cet universitaire n'est nul autre que Robert Faurisson.

L'antisémitisme revêt en permanence la figure de l'inversion paranoïaque, ce que Freud qualifiait de « système philosophique déformé ». La puissance littéraire du judaïsme résidant dans son inouï principe théologique (la Bible précède le monde), la haine qui l'accable fonctionne donc comme une antithéologie, ce qui est très différent d'un racisme ordinaire. L'antisémitisme est proprement une théosophie déformée.

C'est ainsi que l'accusation séculaire de pingrerie faite aux juifs est une inversion de ce fait théologique que la charité, le don et la gratuité sont des concepts fondamentaux du judaïsme. Ainsi du don de la Thora sur le mont Sinaï. Or cette Thora qui s'infuse dans l'ensemble de la Bible, les juifs eux-mêmes en ont fait don aux non-juifs en la diffusant. Ceux-ci sont ainsi en dette vis-à-vis des juifs. Nous sommes leurs débiteurs, disent les antisémites, ils ont une charité d'avance sur nous, ils thésaurisent notre dette, ils possèdent un bien qui nous revient. Traduction théosophique déformée: Ils ont la nuque raide, refusent de se plier à nos lois, ils sont littéralement inconvertibles, leur trésor n'a pas de valeur d'échange calculable, ils sont donc tous abominablement
riches et radins.

Autre exemple de théosophie déformée, l'organisation méthodique de l'extermination des juifs d'Europe, qui prit la forme d'un gigantesque « holocauste » biblique, par un spasme de fureur du réel contre l'étrange symbolisme sacrificiel du Livre. Et la récupération industrielle par les nazis des moindres déchets cadavériques ne revenait qu'à œuvrer contre l'irrécupérabilité idéologique du judaïsme, ce que les théologiens appellent depuis toujours « le reste d'Israël ».

L'inversion la plus fréquente de nos jours n'est cependant pas celle des crétins purs et durs, fascistes et punks divers qui demeurent grâce au ciel fortement minoritaires, mais celle des experts, historiens, sociologues, économistes, idéologues de tout bord que la question de l'antisémitisme fascine manifestement. Ainsi dans Libération du 14 octobre 1993, un historien qui entend démontrer le « recul de l'antisémitisme » et la « permanence de la xénophobie » commence par établir une « observation fort simple », à savoir que les juifs ne sont pas un peuple comme les autres, et que l'antisémitisme vient historiquement « de leur attachement obstiné à leur propre Dieu et de leur refus de ceux des autres ». On retrouve ici, sous couleur d'analyser et bien évidemment de condamner l'antisémitisme, l'un des arguments les plus éculés de la secte antisémite depuis des siècles: les juifs sont persécutés parce qu'ils ne sont pas comme les non-juifs. La seule différence entre l'historien et l'idéologue c'est que l'un prétend expliquer et que l'autre accuse. Mais on en revient toujours à l'idée de fond que si les juifs sont haïs, c'est nécessairement qu'ils sont haïssables.

On a en effet toutes les raisons de se montrer optimiste.
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Les Assises


Le missile majeur des Mémoires, c'est la fameuse « mécanique », la
hiérarchie à rouages du si peu touristique Versailles de Saint-Simon.
La Bruyère déjà comparait les mouvances d'un courtisan aux mouvements
d'une horloge : « Image du courtisan, d'autant plus parfaite qu'après avoir fait
assez de chemin, il revient souvent au même point d'où il est parti. »
Saint-Simon démonte sans faiblesse les mouvements pendulaires de la
haine et du détachement, les cycles infinitésimaux et scellés des rouages, les
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orbites enchevêtrées que parcourent les entrailles, les crépitements orageux, les
menaces planantes, les retournements de goût, les inversions d'animosité
qu'illustre si bien, entre mille autres exemples, l'affaire des ducs de Chevreuse et
de Beauvillier, où l'indifférence (la « sainte magnanimité ») l'emporte sur la
conspiration.
La cour est un fluctuant magma de fiel où « surnagent » (expression favorite
du duc) les intrigues, les complots, les chicanes, les représailles sous la galanterie,
les perfidies sous la courbette, mille machinations obliques qui éclosent comme
de méphitiques bulles de haines froides, d'envies constantes, d'irrépressibles
bassesses.
L'étiquette, du coup, se résume à un puéril, un terrible carrousel de
carrosses, ployants, fauteuils, housses, chaises à dos, tabourets et carreaux, qui
métamorphose l'horlogerie courtisane en de gigantesques assises, en un bouillon
de trocs, d'escroqueries, de querelles de dames d'atour affaissées en dames assises,
faisant « tresse avec leurs sièges » comme dit Rimbaud.
Premier enseignement de Saint-Simon à Proust, ce sont les femmes qui
mènent le bal.
Leur parangon des parangons ? Mme de Maintenon, évidemment.
Voyez-la, immortalisée elle aussi en place assise, dans sa chaise à porteurs,
le Roi courbé en deux et tapotant à sa vitre pour lui parler, lui décortiquant la
fausse guerre du camp de Compiègne (la vraie est ailleurs) qu'il fait jouer pour
l'édification de son petit-fils le duc de Bourgogne, offrant lui-même à son insu à
la cour muette de consternation, comme à l'intarissable Saint-Simon, un
« spectacle singulier », « que je peindrais dans quarante ans comme aujourd'hui
tant il me frappa ».
Dans la dernière partie du Temps retrouvé Proust dépeint les extraordinaires
ravages fardés que le temps accomplit sur les corps, et trace une ligne invisible
entre les hommes, dont la figure jaunit « comme un livre », et les femmes non pas
livresques mais terraquées, vieilles comme le monde, possédant leur temps à elles
31
(« Il y aujourd'hui mille ans que je suis née », écrit Mme de Sévigné à sa fille le
jour de ses quarante-six ans), leur propre chronologie empaillée, bouffies,
gorgées, planétaires de temporalité, qu'elles fussent astres dans leur beauté
d'autrefois ou strates entassées dans leur sénilité nouvelle.
« On était effrayé, en pensant aux périodes qui avaient dû s'écouler avant
que s'accomplît une pareille révolution dans la géologie d'un visage, de voir
quelles érosions s'étaient faites le long du nez, quelles énormes alluvions au bord
des joues entouraient toute la figure de leurs masses opaques et réfractaires. »
Une seule femme dicte sa loi à ce crépuscule poudré, une seule reine mène
les travestis temporels et fait courber le Temps-Soleil qui domine le reste du
faubourg. C'est Odette, si fantastiquement inchangée qu'elle paraît « un défi plus
miraculeux aux lois de la chronologie que la conservation du radium à celles de
la nature ».
Là le missile saint-simonien de Proust explose, et dévoile la nature
parfaitement spectaculaire et automatique de ce prodige (prodige banal d'une mère
injectée dans sa fille : « Molly, Milly. La même chose, délayée » pense Bloom
dans Ulysse), puisqu'Odette est comparée à... l'Exposition universelle de 1878 !
avec son « chignon ébouriffé de grosse poupée mécanique sur une figure étonnée
et immuable de poupée aussi ».
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