Si on pouvait observer ma vie avec un grand-angle, on verrait de petits moments de joies, suivis de longs moments de vide, que rien ne pouvait relier. Comme si, le reste du temps, je n’étais pas vraiment en vie. La vérité c’est que je ne l’étais pas ; être heureuse sans la moindre explication m’était impossible.
Mais tout avait changé ; la putréfaction s'immisçait dans tout, et j'avais l'impression d'être la seule à m'en rendre compte.
Mon père adoré Thanksgiving, il m’abreuvait non-stop d’émission de Noël un peu kitch mais très touchante avec des personnages en pâte à modeler. J’aimais bien leur étrangeté, ma manière tout à fait artificielle qu’ils avaient de bouger m’évoquait ma propre façon d’évoluer dans le monde. Surtout aujourd’hui. Surtout aujourd’hui parce que, aujourd’hui, j’allais avoir une réaction d’anniversaire, une réaction que j’aurais au moins pendant dix ans et sans doute pour le restant de mes jours- tous les Noël et tous les anniversaires, il y aura un vide de la taille de mon père et je me souviendrais en technicolor qu’il devrait être là, qu’il devrait me voir obtenir mon diplôme et me marier et vieillir et putain de merde, il devrait quand même être là à Noël pour que nous puissions…
June m’avait convaincue que nous étions tous des livres ouverts du moment que nous trouvions la bonne personne pour être lus.
Ta vie ne peut pas tourner autour de cette fille. Ce n'est pas sain. Tu peux être heureuse sans elle, tu sais.
-Cette June, tu l’aimes bien, a dit ma mère. Tu l’aimes beaucoup.
(…)
-Oui.
-Est-ce qu’elle tient à toi aussi ?
-Je crois. J’espère.
-Est-ce que c’est…romantique ?
-Je ne sais plus trop. Peut-être. De mon côté, en tout cas.
Ses pieds ont glissé sur le carrelage.
-Alors, je tiens à elle aussi.
Je me demandais si je touchais des endroits du sol où mon père avait posé les pieds ou si les arbres se souvenaient de nous, avaient entendu nos conversations -peut-être que, si on les coupait, tous les fantômes de ce que nous avions été en jailliraient. (Sydney, page 174)
Mais peut-être que toutes les vies sont ainsi: on rampe dans la boue pour gagner un peu de répit.
Et c'est alors que j'ai compris pourquoi, très exactement, je m'entendais avec June et pourquoi il était si facile de lui faire confiance : elle ne me considérait pas comme un problème à résoudre mais comme une présence à ses côtés. Elle créait tous ces petits moments de soleil qui formaient le bout du tunnel d'une existence qui consistait à ramper essentiellement sous terre. (Sydney, page 123)
Mais dans une ville envahie par son empreinte, comment pouvait-il régner une telle absence?