Librairie Filigranes - Muriam Leroy - Les yeux rouges
À quatorze ans, je formulai le vœu de me suicider à vingt. Je pensais que c’était le bon âge pour fiche le camp. Qu’après, il ne se passerait plus rien de bon, juste la lente agonie du corps et de l’esprit.
J’ai intégré que l’amour était une humeur hormonale utile à la perpétuation de l’espèce, le désir soluble dans l’habitude et l’amitié une disposition occupationnelle.
Marina ne figura plus nulle part dans les journaux.
C’est comme si rien n’était arrivé, comme si la jeune Russe avait été un grain de poussière et qu’on l’avait balayé.
C’est comme si elle avait été annulée, expurgée d’un film dont on aurait décidé, au montage, que son rôle, finalement, n’apportait rien à l’histoire.
Quel est l’intérêt de se replonger dans cette mésaventure vieille de vingt ans, dont les protagonistes se sont pratiquement tous évanouis dans la nature ?
Possiblement aucun. Mais peut-être que si, comme je le crois, elle a eu des répercussions prégnantes sur ma vie et celle de ceux qui m’ont approchée ensuite, l’explorer pourrait permettre quelque chose de l’ordre de la purgation. Voire de la libération.
Thérapie classique par l’écriture. On est loin de la littérature.
Peut-être qu’à force de spéléo dans les galeries accidentées de la mémoire apprendrais-je qu’Ariane est la raison pour laquelle j’ai toujours préféré me tenir sur le seuil du grand amour plutôt qu’y entrer de plain-pied. Peut-être saurais-je que je lui dois le périmètre de sécurité qui me protège des autres, épais cordon sanitaire au-delà duquel je repousse les assaillants à l’huile bouillante, fussent-ils animés de nobles intentions. Et qu’ainsi éclairée sur les tenants et les aboutissants de mes névroses, je pourrais garder, pour me vêtir luxueusement, les quatre-vingts euros que je tends chaque semaine à mon psy.
[…]
J’ai modifié les noms, parfois les métiers, j’ai emprunté des raccourcis, quelquefois rallongé, j’ai fait le ménage dans le paysage, mélangé les dates, créé des fausses conséquences à partir de causes réelles et vice versa. Mais je crois sincèrement qu’après tout cela, tous ces petits et grands accommodements, je vous raconte la vérité vraie, la vérité nue, plus vraie encore que lorsque je l’ai vécue. »
[…]
Je me suis néanmoins remise de toutes les séparations, de toutes les trahisons. J’ai même appris à ne plus me faire d’illusions. J’ai compris que la vie n’avait d’autre sens que de la vivre et, si je ne m’en réjouis pas forcément, j’en fais mon affaire, je l’accepte et n’en veux à personne (enfin, pas vraiment) de ne pas m’en avoir avertie. J’ai intégré que l’amour était une humeur hormonale utile à la perpétuation de l’espèce, le désir soluble dans l’habitude et l’amitié une disposition occupationnelle.
Youri regardait sa cavalière sautiller, passer des bras d’un étudiant russe à ceux d’un jeune patron, leur parler avec cet accent russe qu’elle ne pouvait décoller et il les voyait tous tomber, même ceux qui semblaient de prime abord la dédaigner : Marina était irrésistible, spirituelle, drôle. C’était loin d’être la plus jolie du bal, mais c’était la plus vive, la plus vivante.
Elle chipait une cigarettes à ses cavaliers et la fichait derrière son oreille, elle plaisantait, faisait des voix, elle racontait des histoires comiques qui déstabilisaient ses partenaires. Marina, dans sa robe usée héritée de ses sœurs, minuscule et coiffée à la Mistinguett, émettait une forte lumière.
Mais enfin mais pourquoi ne virais-je pas ce mec de mes contacts Facebook s’il me faisait chier á ce point, s’exasperait Salomé ? S’il me mettait si mal à l’aise, je n’avais qu’à l’éjecter et le bloquer.
Alors qu’à Bruxelles, l’affichage clandestin et les tracts communistes ne s’adressaient aux femmes que pour leur recommander de réconforter leur mari, sur Radio-Moscou on les suppliait de prendre part a l’effort. Les femmes russes, qui pouvaient voter depuis la révolution, mais aussi les femmes de partout ailleurs, celles qui ne comptaient pour rien, qu’on ne mêlait pas aux affaires de la guerre, celles qu’on tenait à distance, qu’on prenait à peu de chose près pour des nuisances et auxquelles on ne faisait jamais confiance. Moscou leur parlait.
Je souhaitais à présent être appréhendée comme une jeune femme insaisissable, émouvante et dangereuse à la fois, je voulais qu’on me voie ardente et raffinée, qu’on m’aborde comme une fille dont on espère, à force d’offrandes et de serments, palper le grand secret dans les replis compliqués de l’âme. À cet effet, pour la rentrée, je décidai de m’habiller en noir de pied en cap, ongles et lèvres lie-de-vin, dans une tentative d’occuper un créneau subtil entre la veuve sicilienne et la jeune gothique de cimetière. De mes origines culturellement prolétaires je ne dirais rien, et la découverte de mes racines difficiles par les plus téméraires de mes camarades allait forcer le respect pour l’éternité.
Tu lui prêtes tes affects. Tu ne te préoccupes pas de ceux qui vont taxer ce parallèle d'obscénité, parce que s'il y a une chose dont tu ne doutes plus, c'est qu'il existe un lien d'humiliation unissant toutes les femmes, comme un cordon, qui se déploie de cou en cou à travers les âges. Une communauté secrète dont les archives, qu'on s'emploie à détruire, dégoulinent de pisse, de bave et de sperme. Tu ne sais plus où tu as lu que le point commun entre les femmes, le seul peut-être, c'est qu'on les traite comme des femmes. Tu ne saurais mieux dire
Je vomis Claude François. Quand je l'entends dans une fête, j'ai immédiatement envie de regagner mon lit et mes boules Quies. Pourant, il fait partie de la programmation de toutes les soirées de mariage, de cercle ou de scouts, au même titre que les lacs du Connemara de Michel Sardou et Les Sunlights des tropiques de Gilbert Montagné. Un trio qui constitue à mes yeux la playlist idéale pour décéder.