Pensé pour les annales
L’incident ou du moins ses conséquences ?
Des vagues d’humidité,
Air dense comme de serre, au-dessus
de l’ostentation des gestes amples.
Ceci est le cadre,
il permet l’action
sans la rendre nécessaire
Il déclenche l’atmosphère
sans la figer, sans l’imposer, non
Le conflit, ses conséquences ?
Une forme de timidité, de maladresse morne
qui persiste dans les pleurs transparents
Mais pleurer n’est pas réel,
il est pensé pour les annales, Bas Jan,
ou s’il est réel, trop ostentatoire.
S’il est ostentatoire, il n’est pas pour autant timide,
pas même pour l’amour du paradoxe,
c’est par orgueil et lutte.
Même ainsi, lui non plus il ne décide pas
de l’atmosphère
Il la pressent seulement, la hume
Et, eh bien !
Même ce reniflement n’est pas à toi.
(L’événement, ses conséquences ?)
Il semble seulement te prévenir, Bas Jan,
de te frayer un chemin dans l’air dense,
dans ta propre disparition.
Les annales tout aussi immatérielles, éphémères
Elles n’enregistrent point ta disparition
Ne la figent pas, non
Ne l’encadrent pas, dans l’orgueil et la lutte.
Ton absence — nous la laissons perler sur
l’ostentation des gestes amples.
(p. 57)
Il ya des jours fades de vacances
quand je m'assoupis sur le béton glissant au bord
de la piscine,
avant mon réveil, l'eau s'est entièrement écoulée,
un cygne en caoutchouc est coincé dans le siphon,
il a mes yeux
ni la pureté, ni le complexe de diva ne le préoccupent,
ne le hantent.
Les yeux avec lesquels il me fixe ont la perfection
des polymères,
dépourvus d'expression, exhalant le pétrole.
Sa présence m'encourage à faire un saut
Ce serait un geste éloquent,
bien qu'improbable.
Avec lui dans mes bras, je me plonge dans le mélodrame
comme dans des lupanars de cynisme et de paresse.
Je sais grâce à McEwan (et même grâce à Netflix) que
les petits mélodrames demandent à être construits avec
précision
tels que les grands crimes.
Comme tout un chacun, toi aussi, tu as un frère imaginaire
Il ne cache pas grand-chose… comme tout le monde là-bas
quelques tendances narcissiques,
des histoires péniblement rassemblées,
scénarios suicidaires,
des orgies à 3 h du matin,
vieux papiers, un énorme tas de vieux papiers et
des notifications
morceaux de futur préemballés
Douces émotions.
Toi seul et ta peluche préférée
vous n’avez pas de petits os à lui écraser.
Advient tout ce que tu voulais qu’advienne, tout ce qui était
prévu. Y compris l’inattendu
également préemballé.
Une lumière dans le plasma qui se colle à toi
Nage vers lui
Suis les signes. Suis l’absence de signes.
La perméabilité de la membrane
est totale.
(traduit du roumain par Gabrielle Danoux)
On peut reconnaître ici
un style difficile à maîtriser,
un scénario où le geste ne t'appartient plus,
tu es condamné à courir immobile,
à t'enliser suivi d'un
saut en arrière jusqu'en 1909
au manifeste futuriste
qui tue le clair de lune,
le premier fantôme, le premier rêve étrange
l'éclat, la candeur, le désir de la lune
et tout le reste.
Advient tout ce que tu voulais qu'advienne,
tout ce qui était prévu. Y compris l'inattendu
également préemballé.
Ce qui était prévu
D’abord une prière impertinente :
« Dieu, aide-moi à ne jamais mourir. »
Vient ensuite l’apprêtage quotidien,
tout son arsenal : le blaireau,
l’alcool désinfectant, le soupir, le trajet,
les gribouillages sur les murs de l’usine sucrière, pour te donner du courage
la satisfaction de pointer, l’élan patriotique,
l’égratignure obligatoire,
les émotions dessinées calligraphiquement,
à même l’asphalte.
Tout cela, plus un pauvre petit secret
qui fait de toi un minoritaire
remontant à l’époque où Nicholson et Singer
construisaient le modèle de la mosaïque fluide.
(traduit du roumain par Gabrielle Danoux)
Garde ton rang
Quand advient le grand événement
Tu sais bien que ce n’est pas toi qu’il cherche
Non, pas la première personne
Non, pas l’exaltation sur des échasses
Non, pas le destin, non
Il cherche ton acceptation
Et l’absence
de la troisième personne, celle qui sonne faux
et la disponibilité jusqu’à la nausée
Si le grand événement vient
Reste en rang, ne lève pas les yeux,
Ne laisse rien t’échapper
Rassemble, serre le poing
Souffle en vue de l’évaporation
Eteins,
descends.
Au-dessus de la métropole
Au-dessus de la métropole vous balancez vos jambes
en contrepoint
jusqu’à ce que vos ongles deviennent noirs.
Vous attendiez ce jour avec impatience !
Votre complicité est patiemment réparée.
Riez un peu, juste un peu, et seulement un sur trois.
Le plus vulnérable d’entre vous est
toujours le plus strident.
Vous les autres choisissez de ne pas gâcher
avec d’âpres bruits
cette chaîne de tendresse calculée.
Vous êtes né zélés, vous vous êtes entraînés à être disponibles.
La vigilance perle de vous comme un nectar, la vigilance et
l’esprit de scout. On se met en route ?
Sautez ensemble en vous tenant la main
guère crispés, sereins
Vous arrivez à une sorte de prairie, mais l’herbe y est brûlée,
Vous vous allongez, haletants, sur le sol dégarni,
Vous vous tenez toujours la main, vos yeux pétillent,
vos esprits abreuvés
en xanax et coton, avec ferveur
Voici la marge, on nous coupe,
on nous gronde, on nous pardonne.
(traduit du roumain par Gabrielle Danoux)
Pastel
Tout roman policier,
toute narration SF, tout
roman réaliste old school
qui ferrait un bon film
se termine par une perte dans le paysage,
un relativement doux
éloignement du but
un état de retraite
dans une sorte de bien-être écologique
accompagné d’un bourdonnement rythmique
de faucheurs
Le coupable est en détention
l’objet anthropomorphe s’est avéré
d’une utilité limitée,
les cris s’apaisent,
les orgueils sont enfouis.
Reste derrière eux
ce délicieux paysage provincial
le fragment de forêt presque intact,
la fumée bohème jaillie d’une Bentley d’entre-deux-guerres,
le capot à la brillance acre comme celle de l’onyx
sur la parcelle vierge de colline ou de plaine,
au-dessus de l’horreur à peine révolue.
Les coupables et les complices,
la cavalcade de disparitions
d’artifices, de sacrifices
de la vie domestique
se résorbent en un seul point.
Un morceau de colline
a une légère vibration,
la lumière calme, provinciale révèle
une haie bien entretenue,
une toile végétale
qui engloutit des pivoines et des hortensias
pêle-mêle, un désordre contrôlé
épanchement environnemental.
Un salon de manoir Belle Époque
devient étroit comme le creux d’un arbre
d’où sort une main, une tête potelée,
une entité toujours disputée
Le sentiment d’un accomplissement
advint invariablement
malgré l’horreur à peine révolue.
Les insectes gluants ne te lâchent pas la grappe
jusqu’à ce que le paysage se referme
devant toi, en plein jour, tour de magie
avec les Érinyes aussi.
L’endroit se rétrécit d’abord
implose en une ligne courbe
puis en un point qui tourne
avec tous les autres points
simultanément
immobilité vibrée
Jusqu’à la nouvelle prise de position
du héros, criminel ou détective,
le point tournant est un furet
furetant les guérets,
les contrées.
Son quotidien
se déroule sans obstination.
Recouvre-nous
Tandis que nous étions prédestinés
à la gloire
Et que nous sanglotions sous l’emprise de l’extase
entre les étagères étroites de
deux magasins chinois rivaux
le quartier du Mănăștur et ses relents brillaient là-bas
pire qu’aux Galeries Lafayette
Les années ’90 passent pour nous à fouiller
des éventails aux paysages bucoliques, des autocollants sur des bibelots en porcelaine,
et des soutiens-gorge éblouissants
en y songeant, nous sursautons : petits cris de joie
L’élancée Hsiu Mei, vendeuse au paradis près de
la station de tramway
regarde à travers moi
voit son jardin plein de rosée scintillante de
Houtouwan
où, fourbue, elle s’effondre ; auparavant
ses doigts bougent avec agilité, petit moulin-à vent dément
entre soutiens-gorge, éventails,
auto-collants d’un éclat toujours plus pur.
Son nom, me dit-elle, signifie « sourcils
sophistiqués »
Sa collègue du magasin jumeau
de l’autre côté de la rue
est Guan Yin, la « déesse de la miséricorde »
À la déesse je peux lui capturer le regard
Comme je m’empresse de lui transmettre
humanité, profondeur, émotion
Sa miséricorde est froide,
elle me la rend dédoublée
semblable à la crainte.
Cela devait déjà être en 2001
nous les quittions, non sans un ricanement de mépris
Hsiu Mei, Guan Yin
Nous passons la moitié de notre jeunesse encore disponible
à excaver des trésors
des boutiques de seconde main du quartier :
fétiches de rockeurs
robes en cuir vintage objets dada
de la garde-robe de deux jumelles norvégiennes
alcooliques les week-ends, corporatistes tirées à quatre épingles
les jours de travail
Quelle est cette chance qui nous a souri !
Notre usine de tous les jours
Jette-nous des certificats, des diplômes, des lauriers
Recouvre-nous d’extase
Rends-nous la Chinoise et la Norvégienne,
Et les éventails et la saveur des années ’ 90
Et le patriotisme de quartier
Et qu’ainsi nous égrenions notre voie
de sourcils en plastique
Plantés sur le catwalk,
des victoires nous attendent encore
Recouvre-nous d’extase
(traduit du roumain par Gabrielle Danoux)