AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
Critiques de Joseph Incardona (657)
Classer par:   Titre   Date   Les plus appréciées


La Soustraction des possibles

J'avais été très impressionnée par la noirceur atypique de Derrière les panneaux il y a des hommes. Je le suis encore par La Soustraction des possibles tant ce roman a du souffle et de l'ampleur pour raconter notre époque, bien au-delà du simple roman noir, mais toujours avec la même radicalité explosive et une plume au vitriol qui plaira ou pas.



De l'ampleur, assurément avec cette fresque ambitieuse qui se déploie telle une tragédie grecque dans l'univers des golden boys de la finance suisse à la fin des années 1980.



Dès le prologue, bref et fort, l'auteur se place en coryphée pour dire tout ce que seront les actes à suivre, tout ce qu'ils ne seront pas. Les mots clefs tiltent dans la tête du lecteur : fortune – crime – trahison – châtiment – désir – truands – vanité et ambition. Tout est annoncé. Assurément. Mais ce sera avant tout une histoire d'amour. Tragique, forcément tragique. En trois actes.



Dès les premières pages, on est saisi par l'âpreté terrible qui suinte derrière chaque mot pour présenter les personnages principaux : Aldo, le prof de tennis gigolo obsédé par l'argent qui n'a pas et convoite ; Svetlana, la jeune banquière qui comme lui à la rage de réussir chevillé au corps ; Odile, quinquagénaire désespérée, épouse richissime d'un banquier genevois. Leurs portraits, ainsi que ceux de tous les autres personnages qui vont graviter autour ( banquiers, mafieux, proxénètes, avocats ) sont incroyables, bien au-delà des caricatures habituelles et transforme le premier acte en véritable comédie humaine à la Balzac, trempée à l'encre noire.



Le deuxième acte bascule dans le thriller avec la combine géniale que croit monter Aldo et Svetlana au diapason de la passion amoureuse qui les emporte. le rythme s'accélère, le suspense happe. On est comme au cinéma, version ultra nerveuse. L'écriture est de plus en plus acéré. Joueuse aussi car Joseph Incardona continue à se la jouer coryphée avec ses apartés au lecteur / spectateur qui prennent des allures de sentences prophétiques, souvent drôles, toujours impitoyables.



Tout se fracasse dans le troisième acte comme on le pressentait dès le départ. C'est là que le talent de constructeur de l'auteur se mesure le plus. Tous les engrenages mis en place lors des actes précédent s'enchâssent implacablement. le roman devient une machine infernale à broyer ceux qui ont succombé à l'hybris, ces dominés qui ont naïvement cru qu'ils pouvaient duper les dominants, ses professionnels de la magouille financière, pour s'arroger le pactole.



Cette façon de dépecer à l'os l'homme et la société capitaliste qu'il a créé, est absolument brillante et hisse Joseph Incardona en moraliste affuté doublé d'un styliste hors pair.

J'ai vibré. Peut-être aurais-je aimé vibré plus, dans le sens de m'enflammer pour des personnages.

Finalement, ce n'est ni Aldo, ni Svetlana, malgré leur histoire d'amour à la Bonnie & Clyde, qui ont fait battre mon coeur ... inattendu, mais ce fut Odile, l'épouse fortunée et désoeuvrée qui redécouvre l'amour en la personne d'Aldo, lucide Odile qui sait que ce n'est pas réciproque et juste une histoire de fric, mais qui s'accroche comme une midinette :



« Elle pressent jouer ses dernières cartes. Elle a connu cette même intensité, il y a une trentaine d'années, cet accélérateur de particules qu'est la passion. René ( son mari ) n'était pas l'homme en question, mais un amour de vacances aux doigts fins et aux caresses subtiles ; René est venu après, son plus grand mensonge. L'arrogance de la jeunesse, sa beauté, lui laissaient croire qu'elle aurait l'essentiel : richesse, maternité, réussite sociale. Elle a simplement oublié l'amitié et l'amour, la connivence, l'éclat de complicité jubilatoire dans l'oeil de l'autre, l'odeur de sa peau. Ces phéromones leviers de l'univers. Il y a l'épiderme auquel on s'efforce de s'habituer avec le temps, et puis l'autre, celui qu'on lèche comme une évidence dès la première fois, dont on s'enivre et qui nous brûle.

Odile a choisi, oubliant la peau. La langue sur la peau. le goût de celui qu'on avale. Celui qu'on choisit dans son ventre.

Sauf que l'amour est revenu. Il a traversé les âges comme l'os lancé par le singe dans le film de Kubrick. Elle avait anticipé un adultère maitrisé, s'offrir le professeur de tennis comme un nouveau tailleur, mais pas cette déferlante d'hormones ayant pénétré par effraction, s'insinuant et rampant, bouleversant les équilibres, renversant les barrières sociales et psychologiques."



Lu dans le cadre du Grand Prix des lectrices Elle 2020, catégorie roman.



Commenter  J’apprécie          14413
Les corps solides

°°° Rentrée littéraire 2022 # 11 °°°



Cela démarre comme un Ken Loach avec un formidable personnage de Mère courage plongée dans une série d'épreuves désespérantes. Anna, fière et indépendante, jeune quadra, veuve centrée sur l'éducation de son fils de treize ans Léo qui rêve surf. La vie dans un mobile-home de camping. Et l'accident de trop dans la scène inaugurale : le camion-rôtissoire qui leur apportait une maigre pitance est détruit, l'assurance ne jouera pas. le présent incertain, les dettes qui s'accumulent, la misère qui guette, son fils semble prêt à dérailler.



Joseph Incardona a un talent fou pour raconter les exilés du bonheur, décortiquant les mécanismes de paupérisation des classes populaires en les incarnant avec puissance sans jamais les regarder en surplomb distancié. Ses nombreuses incisions de narrateur omniscient entrainent le lecteur dans une empathie totale pour le sort d'Anna et Léo, bien loin des pauvres créatures cupides et veules de son brillant roman précédent ( La Soustraction des possibles ).



A mi-chemin, le roman social bascule dans une autre dimension, quasi satirique. « Mettez l'humanité dans un alambic, il en sortira l'essence de ce que nous sommes devenus : le jus incolore d'un grand jeu télévisé ». La seule solution-rédemption qui s'offre à Anna est sa participation à un jeu aussi absurde que stupide : 20 candidats, une voiture valant 50.000 euros, le dernier qui lâche sa main posée sur la voiture la remporte en mode télé-réalité sur plusieurs jours , tout est 100% filmé.



La comédie humaine contemporaine se déploie dans ce qu'elle a de plus dégoutant : des constructeurs automobiles prêts à tout pour vendre leurs bagnoles polluantes, des concepteurs de jeu dégueulasses et des politiques débordés ( ici représentés par la présidente de la République surnommée la Reine des abeilles ) inféodés aux grands patrons, malgré leurs réserves initiales, se disant que le jeu va redonner confiance, montrer que la pugnacité paie et donc apporter l'espoir en pleine crise économique.



L'auteur a le sens du rythme. On était déjà happé par les mésaventures d'Anna, on l'est totalement dès que le jeu démarre et qui nous rend addict, nous plaçant, nous lecteurs, au même rang que les spectateurs voyeuristes qui matent ses corps qui souffrent, accrochés à la voiture. La construction est implacable, radicale et précise, d'autant qu'un très habile fil conducteur lié au surf se construit en parallèle avant de rejoindre la trame « jeu ».

Le jeu en lui-même n'est presque pas assez caricatural au vu de la crétinerie de certaines émissions télévisées actuelles. On se dit que Joseph Incardona aurait pu pousser les curseurs de la satire bien plus loin. Or, il refuse très nettement les facilités de l'ironie qui aurait pu se dégager de son scénario, préférant proposer une fable contemporaine d'un moraliste bourru et tendre, infusée à l'humanité au-delà d'une classique charge contre le cynisme d'une époque où tout s'achète, même les principes et les valeurs.



En fait, ce qui est au coeur du roman, c'est l'amour maternel d'Anna pour son fils, un absolu qui éclaire tout le récit. Finalement, plus qu'un personnage de Ken Loach, Anna, c'est une nouvelle Magnani de Mamma Roma, mère sacrificielle à la dignité bafouée par le spectacle dégradant du jeu auquel elle participe. le jeu vole son enthousiasme, maintenant elle sait que sa vie a le prix d'un Renault pick-up Alaskan toutes options, elle baisse les yeux de honte. Jusqu'où peut-on aller pour sauver le peu qu'il nous reste lorsque ce peu n'est presque rien ? le dénouement, aussi superbe qu'inattendu, redonne foi en l'être humain, comme un pied-de-nez à la brutalité d'une époque, faisant des Corps solides sans doute le plus optimiste des romans noirs de l'auteur, son plus tendre en tout cas.



« Car il y a l'inertie des corps, la vie qui est une somme de fonction à remplir : récupérer son enfant, le ramener à la maison, c'est-à-dire se ramener soi-même, à soi-même.

Il y a les corps, oui, la physicalité du monde.

Les corps solides.

Ce que nous sommes.

Avant tout.

Avant toute chose.

Quelle qu'elle soit.

Quoi qu'il arrive.

Et cette proximité, cette évidence, cet espace occupé, dit, affirme et atténue le malaise. L'autre est là. L'autre existe et nous existons avec lui. Et, déjà, cet espace occupé apaise, il est le socle sur lequel tout reprendre à zéro.

Tu seras un homme, mon fils.

Tu seras une femme, ma mère.

Léo pose sa main sur celle de sa mère qui tient le levier de vitesses. Elle ne sait plus grand-chose, Anna, depuis quelque temps. Sauf ce geste-là, qu'elle attendait. »



Un grand roman social empli de générosité et de sincérité, bouillonnant d'énergie libertaire et de radicalité salutaire.
Commenter  J’apprécie          13418
La Soustraction des possibles

Genève, ton univers impitoyable !

Règlements de comptes… en banque.

Retour avec Joseph Incardona dans le monde des Golden boys de la fin des années 80. Fleurissent et volent les billets verts, comme au temps des romans de Paul-Loup Sulitzer. Calvin est enterré depuis bien longtemps. Les scrupules et les consciences aussi.

Coluche disait qu’en Suisse, on ne pouvait attraper que des médicaments, pas de maladies. Il se trompait. La fièvre de l’argent y circulait aussi vite que les valises pleines de billets qui fuyaient le fisc. Le paradis fiscal brisa les ailes d’anges drogués à l’argent sale.

Pendant qu’Aldo, professeur de tennis et gigolo encanaillent des quinquas délaissées, la brillante Svetlana, jeune banquière issue d’une famille modeste de l’Europe de l’Est et mère célibataire, gravit à grand pas d’escarpins les échelons de la réussite.

A force de fréquenter les requins de la finance, les oursins qui colonisent les poches des costumes sur mesure, les piranhas en col blanc qui se dévorent, les sirènes qui se transforment en mérous sous l’effet de la chirurgie esthétique et les maquereaux assis sur les bancs, Aldo et Svetlana décident de plonger en apnée dans cet aquarium. Ces gros poissons ne fréquentent pas les eaux du lac Léman mais plutôt les piscines des Palaces. Les deux ambitieux vont découvrir le prix à payer pour barboter dans les hautes sphères. Très vite, ils n’auront plus pied.

Aldo va jouer les mules pour transporter des valises de la mafia corse de la France jusqu’aux banques suisses sans passer par la case Prison de cette partie de Monopoly. De son côté, Svetlana va devoir se rendre complice d’opérations financières illégales et léguer son corps aux puissants pour avoir sa part du gâteau (un Financier forcément…).

Ces deux destins se croisent et se lancent dans une OPA amoureuse. La tragédie helvète est en place.

J’aurai pu détester ce roman car le biotope des transactions boursières et des milieux affairistes des eighties ne me passionne guère. Je l’ai au contraire adoré.

Le rapport du sexe à l’argent a rarement été aussi bien mis en scène. Dans les hautes sphères, les mariages sont décrits comme des investissements, les divorces comme des krachs boursiers et les mélanges des corps comme des paiements avec contact. De même, l’auteur tend à montrer que l’argent n’est plus un moyen mais une finalité, une religion matérialiste.

Ce roman est construit comme l’algorithme d’un trader qui suivrait le cours des actions de chaque personnage en fonction sa rentabilité et de son paraître. L’honnêteté n’est pas vraiment un indice de croissance, la morale est un signe de faillite. Le propos est froid, amoral mais l’histoire d’amour d’Aldo et de Svetlana humanise l’histoire et les incursions narratives de l’auteur en voix off impitoyable dopent les transitions.

Joseph Incardona décode aussi très bien le génome de l’ambition, cette volonté de s’élever dans la société pour rejoindre des castes hors-sols et hors d’atteinte.

Autre force du roman, même les personnages les moins recommandables ne sont pas présentés de façon manichéenne et ils ne sont pas exemptés de tourments. La maladie, la vieillesse, le deuil, les déceptions amoureuses et les amitiés artificielles font fi du statut social et fédèrent la tristesse de l’espèce.

Dès les premières pages, on sent qu’il ne peut y avoir de happy end pour les personnages mais rien n’empêchera tout ce petit monde qui baigne dans le grand monde d’aller au bout de ses obsessions.

Une lecture qui m’a fait penser au Wall Street d’Oliver Stone et au Bucher des Vanités de Tom Wolfe.









Commenter  J’apprécie          11913
Derrière les panneaux, il y a des hommes

J'aime la radicalité en littérature, celle qui dérange, celle qui gratte, qui divise. Cela ne veut pas dire que je m'y retrouve à chaque fois, parfois je ne m'y reconnais pas, mais quand j'adhère à l'univers proposé, cela reste toujours un souvenir fort de lecture. Cela a été le cas avec ce roman qui m'a percutée de plein fouet.



Sur le papier, on a un speech de polar / thriller classique : un père traque un serial killer pédophile qui a enlevé, entre autres, sa fille, parallèlement à une enquête policière qui patine. Mais sous la patte de Joseph Incardona, cela donne quelque chose de très singulier et oppressant.



La radicalité commence par le choix du lieu pour un quasi huis clos à ciel ouvert : une autoroute, ses aires avec ses parkings et ses restoroutes. Puis par le choix de personnages borderline. Là où un autre auteur aurait choisi de privilégier l'empathie du lecteur pour les parents, c'est l'empathogramme plat : ils sont tellement ravagés par la perte de leur fille qu'ils ne survivent qu'à coup de comportements dérangeants, la mère se réfugiant dans la drogue et la frénésie sexuelle crade ; le père mu par une obsession froide quasi psychopathique, vivant comme un animal depuis des mois sur les aires d'autoroute, comme un squale fou qui ne s'arrête jamais de tourner en attendant sa proie, le prédateur de sa fille qui récidiverait. Très dérangeant.



En fait, la description de ce microcosme de l'autoroute devient une quasi satire sociale : ce monde où le bitume a tout recouvert parle de l'ultralibéralisme et d'une société en déliquescence tout en étant en mouvement perpétuel. Les passages sur le monde du travail aliénant, sur la solitude contemporaine, sur la sexualité triste et tarifée sont terribles. Tout est sans fard hypocrite, sans filtre embellissant, c'est au contraire outrageusement cru. Ce qui peut déplaire.



Cette crudité radicale est décuplée par une écriture à l'identité marquée. Les mots sont affutés comme des guillotines, percutants, incantatoires, nerveux, poétiques mêmes, ils s'enchaînent dans une audace libérée et parfaitement maitrisée. Ils font surgir des images parfois dérangeantes jusqu'au sordide. Mais ils ne sont jamais complaisants. Si Joseph Incardona cogne, il se montre d'une délicatesse pudique pour évoquer les fillettes martyrisées : jamais le mot de trop qui ferait basculer dans le glauque, elles apparaissent à chaque fois préservées dans leur dignité, ce qui est contraste d'autant plus avec le reste des personnages, tous sur le mode de la déchéance.



J'aime la radicalité en littérature lorsqu'elle n'est pas gratuite, juste pour choquer. Ce roman noir serré totalement atypique est dans le genre parfaitement maitrisé, implacable. Marquant.
Commenter  J’apprécie          11825
Stella et l'Amérique

Et si une prostituée accomplissait des miracles ? Stella a 19 ans, elle est « belle et farouche, pas exactement belle comme on le croit, mais comme on le sait, belle de manière définitive, vous appelant dans les entrailles du désir. » Et elle détient un pouvoir extraordinaire : lorsqu'un homme a des relations tarifées avec elle, et bien, il guérit ( d'un psoriasis, d'une paralysie, d'une cécité etc ). Mais voilà, le Vatican ne veut pas s'encombrer d'une pute thaumaturge qui pourrait devenir une sainte. Des tueurs à gage sont chargés de l'éliminer.



S'en suit un road movie déjanté, peuplé de personnages barrés en mode cour des miracles, remplis de situations à la fois burlesques et saugrenues qui semblent tout droit tirées d'un film des frères Coen ( ou Mocky ? ), avec des dialogues tarantinesques – sacré cocktail ! Mention spéciale à Santa Muerte, vieille voyante rachitique qui se nourrie au mezcal, ou au prêtre James Brown, ex des Navy Seals qui va l'aider dans sa fuite, j'avais Robert Mitchum dans La Nuit du chasseur dans les rétines :

« Grand, massif, cheveux gris taillés en brosse et une gueule estampillée "j'ai vécu", le père Brown était le genre de caricature ayant connu une autre vie avant de se réfugier dans l'ascèse. Dire qu'il avait vu pas mal des saloperies dont est capable l'âme humaine serait un euphémisme. »



Avec les romans qui se revendiquent mabouls et affichent un humour malicieux, soit on rentre direct dans l'univers et on se marre comme des foufous, soit on se sent un peu sur le bord de la route à regarder les autres s'éclater. Malheureusement, je me suis sentie dans la deuxième situation.



Je me suis marrée, certes. Il est fort Incardona, il écrit fichtrement bien, sait manier les mots, on sent qu'il s'amuse avec sa comédie noire dans une Amérique de carton-pâte ( Las Vegas, la fête foraine, bagnole et camping car on the road again, rednecks et tueurs ) et ses figures imposés qu'il détourne joyeusement. Y a une énergie folle, ça castagne grave et on adore Stella, être solaire, pur, dont la naïveté lui permet de passer au travers de toutes les difficultés : elle incarne à merveille l'ode à la liberté, à la vie simple et au plaisir charnel qu'est ce roman.



J'applaudis lorsque les auteurs prennent le risque de changer d'univers. Et là, Joseph Incardona s'est vraiment renouvelé ( même si on retrouve son amour pour les petits, les invisibles, les broyés, ainsi que son attention accordé aux corps ). Je devais donc être d'humeur grincheuse lorsque j'ai lu Stella. Oui je me suis marrée, mais sans plus, pas autant que je le pensais. J'ai même commencé à m'ennuyer à mi-chemin, les péripéties s'enchaînant sans que j'imprime plus que cela. Et puis, je n'aime pas quand les auteurs prennent à témoin le lecteur et font irruption dans le récit par de nombreuses apartés ... et Incardona le fait très souvent, ça m'a fait à chaque fois sortir de ma lecture.



Bref, je me sens un peu penaude avec mes étoiles radines, de n'avoir pas partagé l'enthousiasme de l'auteur ou celui des Babélionautes. Je préfère nettement l'auteur dans la tragédie et le roman noir, notamment La Soustraction des possibles et Derrière les panneaux il y a des hommes.
Commenter  J’apprécie          11029
Stella et l'Amérique

"Countin' on a miracle "



"If i'm gonna believe

I'll put my faith

Darlin'in you

I'm countin' on a miracle

Baby i'm countin' on a miracle

Darlin' i'm countin' on a miracle

To come through"



Bruce Springsteen



Stella. Personne ne sait vraiment d'où elle vient. Elle même n'est pas sûre de sa date de naissance.

Stella, au corps céleste, accomplit des miracles de son amour charnel.

L'Amérique a enfin une étoile Sainte.

Le vatican est aux anges. Cette neo Sainte va relancer leurs affaires.

Mais le dogme n'est pas commode. Les miracles de cette "vierge à l'envers" ne sont pas académiques.

La Sainte deviendra donc martyre.

Le vatican missionne les frères Bronski , des hommes de main capables d'aller vous retrouver dans les entrailles de l'enfer pour vous reconditionner en nourriture pour chacals.

Les bonnes étoiles qui veillent sur Stella ne seront pas de trop dans cette course-poursuite qui s'annonce complètement déjantée...



Personnages truculents aux mines patibulaires, curé repenti au nom qui sonne comme le parrain de la soul, journaliste latino à la recherche du Pulitzer, bikers qu'il ne faut surtout pas appeler motards, traversent cette histoire telle une horde sauvage qui ravage tout sur son passage.

Un road-trip délirant, western des temps modernes, saupoudré de poussière, d'alcool et de sueur. C'est drôle, irrévérencieux et on se surprend même à regretter que ce soit trop court.

Jubilatoire !



Commenter  J’apprécie          10721
Stella et l'Amérique

Une sainte qui touche !

Stella est une jeune prostituée américaine itinérante qui officie dans une caravane parmi des forains, sous l’aile bienveillante de Santa Muerte, une voyante un peu louche. Au-delà de ses charmes, la jeune femme possède le don de guérir ses clients de maladies incurables et autres infirmités en couchant avec eux. Comme la fille est jolie, certains utilisent aussi ses services pour un petit rhume ou pour meubler des solitudes.

Si les voies du seigneur sont impénétrables, celles de Stella sont beaucoup plus accessibles ce qui n’enchante pas le saint siège qui tombe un peu de sa chaise. On est un peu éloigné du touché royal des écrouelles ou des pèlerinages all inclusive à Lourdes pour visiter la grotte sous la pluie. Des miracles, oui, mais des miracles qui célèbrent la vertu, tombés du ciel, mais pas du septième. Les évangiles n'ont pas scénarisé la première GPA de l’histoire il y deux mille ans pour ne pas lourder une sainte Marie couche toi là. Et puis, dans la notice biblique, la place est déjà prise par Marie-Madeleine, une prostituée qui avait assisté à la résurrection du Christ, mais qui avait eu la décence de se repentir. Sur ce point, Luc, Matthieu, Marc, Jean et … Kevin ne sont pas tous d’accords (surtout Kevin, le télévangéliste !). Comment concilier un dogme un peu poussiéreux qui n’approuve la sexualité que dans un but de reproduction dans le cadre du mariage et des guérisons miraculeuses prodiguées par l'origine du monde. Dieu est parfois taquin quand il s’agit de pécho originel.

Le roman de Joseph Incardona quitte rapidement les routes sinueuses de la théologie pour rejoindre la voie rapide d’un road movie qui ressemble à un hommage très réussi à Elmore Leonard.

Direction Las Vegas, avec, au casting de cette série B de papier, deux frères tueurs à gages qui veulent faire de la sainte une martyre, un journaliste qui flaire le Pulitzer, un curé au passé militaire qui s'appelle James Brown mais qui n'a rien d'une Sex Machine et qui vole au secours de la jeune étoile lumineuse du tapin. J'oublie la file des infirmes qui font la queue et des pieds et des mains et tout le reste de leur anatomie pour obtenir la grâce de cette Bernadette Soubirous canonique en bas résille.

Joseph Incardona n’a pas une écriture en orbite autour de son nombril. On ne peut pas lui reprocher de réécrire toujours le même roman ou de manquer d’humour et d’imagination. Ses personnages sont bien typés et j’entendais presque la bande-son d’un bon Tarantino en tournant les pages.

C’est le quatrième roman de cet auteur helvète entrement bon que je lis et je ne compte (en suisse forcément) pas m’arrêter là.

Côté catech, je crois que je peux aussi oublier les indulgences.

Commenter  J’apprécie          10210
La Soustraction des possibles

Brillant et efficace!



Ça commence cool : un prof de tennis gigolo séduit une femme dont la cinquantaine nantie pèse sur les épaules. Son but : se faire du fric, c'est tout, lui qui est un ex-futur champion. Un raté en quelque sorte.



Mais voilà, si dans un premier temps , son objectif semble atteint, il a mis le doigt dans un engrenage mortifère qui immerge le lecteur dans le milieu de la corruption et le blanchiment d'argent sale. Et dans ce milieu, quiconque, et surtout les pions exécuteurs des basses oeuvres, risque fort d'y laisser quelques plumes, voire tout son quota de duvet.





C'est avec une intensité croissante que la narration progresse, prenant vite le ton et la manière du thriller. Mais pas seulement. L'auteur s'immisce dans les pages, en tant que créateur, qui tient les ficelles qu'il manipule sans parfois garder le contrôle sur le destin de ses personnages. Comme si les événements et leur logique lui échappait.



Certes c'est un polar qui se déroule dans le milieu du grand banditisme, mais la présence précieuse de l'auteur qui intervient en voix off est précieuse pour remettre les choses dans contexte et en tirer des leçons de philosophie et pointant pour nous les failles du monde où nous vivons.





Un excellent moment de lecture.
Commenter  J’apprécie          972
Les corps solides

Seule avec Léo, son fils adolescent passionné de surf, Anna habite un mobile-home et subsiste modestement de la vente de poulets rôtis sur les marchés de la côte Atlantique. Un accident qui la prive de sa camionnette vient mettre à mal sa situation financière déjà fragile. Les déboires s’enchaînant, elle finit par accepter, à contre-coeur et en désespoir de cause, de participer au jeu de télé-réalité auquel son fils l’a inscrite. Pour gagner un pick-up d’une valeur de 50 000 euros, il faut être le dernier à garder la main posée sur le véhicule. Commencent, pour les vingt candidats sélectionnés, des jours et des nuits d’épreuve absurde, filmée sans relâche par d’indiscrètes caméras...





Se prêter aux humiliations d’un jeu télévisé pour tenter d’échapper à la pauvreté : pour sa plus grande honte, voilà ce à quoi en est réduite la vaillante Anna, défaite par une précarité que quelques aléas et la kafkaïenne indifférence d’une bureaucratie déshumanisée ont suffi à transformer en insurmontable insolvabilité. L’ancienne surfeuse idéaliste et rebelle se retrouve ainsi partie prenante d’un pathétique championnat de la médiocrité, complice de l’avidité commerciale de puissants sponsors, de la mégalomanie d’un présentateur narcissique et de la folle détermination de joueurs prêts à tout pour une once de notoriété. Encore faut-il ajouter au tableau le voyeurisme d’une foule manipulable et versatile, accourue en masse au spectacle avec l’envie du sang comme autrefois aux jeux du cirque. Le public ne sera pas déçu, fatigue et ridicule ne tardant pas à ôter toute dignité aux concurrents, corps défaits et âmes vendues à une fin matérielle justifiant tous les moyens. C’est désormais au rythme des éliminations que progresse le récit, tendu vers une victoire aux couleurs de l’avilissement et du dégoût.





Pourtant, en filigrane de la satire cruellement cynique, transparaît aussi le conte moralement positif. Pendant que les puissants - industriels, politiciens et technocrates - virevoltent dans la seule obsession de leur cote de popularité et de leur bancabilité, une Présidente de la République continue malgré tout de s’attacher à ses valeurs humanistes et citoyennes. Marginale, elle ressemble un peu à quelque divinité dépassée par les errements inconséquents de ses créatures, mais ne désespérant pas qu’il s’en trouve bien une un jour pour racheter toutes les autres. Anna et Léo seront-ils ces exceptions capables de sauver la foi en l’humain ? Face à l’abjection, tous deux ont une échappatoire : le surf, son sens du sublime et ses idéaux de liberté, de beauté et d’harmonie avec le cosmos. S’aimeront-ils assez pour, ensemble, faire triompher leurs valeurs ?





Observateur sans illusions de la société et de ses puissants tropismes mercantiles et narcissiques, Joseph Incardona nous livre une fable féroce, sardonique, mais qui, aux frontières de l’absurde, laisse finalement le coeur l’emporter sur le cynisme.


Lien : https://leslecturesdecanneti..
Commenter  J’apprécie          9610
La Soustraction des possibles

Ex presque-champion de tennis, désormais coach dans un club fréquenté par la société genevoise la plus huppée, Aldo arrondit ses fins de mois en jouant les gigolos. Sa rencontre avec Svetlana, jeune financière aux dents de louve, est un coup de foudre amoureux, mais aussi la confluence de deux insatiables appétits de richesses qui va les conduire bien au-là de leurs prévisions…





L’histoire est efficace et musclée, le mécanisme implacable et la chute impitoyable. Mais, au-delà du suspense et de l’action qu’elle contient, c’est la construction de son épais contexte qui lui donne tout son relief : dans les années quatre-vingts, le capitalisme triomphe avec la chute du bloc soviétique, la finance internationale s’emballe pour le plus grand bénéfice des Golden Boys mais aussi des paradis fiscaux, le blanchiment d’argent prend des dimensions inédites… Décortiquée avec un cynisme d’un noir absolu, se dessine dans ces pages une société qui a troqué toutes ses valeurs contre l’unique obsession de l’argent, sacrifiant morale et sens commun dans la quête infinie d’un Graal qui la rend folle.





Le style narratif est original : n’hésitant pas à se mettre lui-même en scène, apostrophant ses personnages pour leur rappeler que le « grand architecte » de cette histoire, c’est lui, ou commentant leurs choix comme s’ils menaient l’intrigue à sa place, l’auteur scrute, souligne, critique, et enrichit sa narration d’une foule d’observations et de digressions qui finissent par conférer à ce thriller une dimension sociologique.





Impressionnée par l’habileté de ce roman qui prend le temps de nous convaincre de la noirceur de ce monde mais réussit encore à nous surprendre par l’absolu machiavélisme de sa chute, j’ai eu toutefois du mal, assez inexplicablement, à m’absorber dans sa lecture : peut-être trop touffue et déprimante pour mon état d’esprit du moment…


Lien : https://leslecturesdecanneti..
Commenter  J’apprécie          962
Les corps solides

De la Porsche au camion-rôtissoire.

Sacré trajet entre la Suisse et le bord de l’océan, entre la finance genevoise et la vente de poulets sur les marchés du Sud-Ouest. Un monde d’écart, et quelques zéros sur le livret A des personnages entre « La soustraction des possibles », le précédent roman très réussi de Joseph Incardona et « Les corps solides ». La distance ne fait pas peur à cet auteur qui peut se targuer de ne jamais écrire deux fois le même roman. Pas de problème d’essence pour le trajet car il a fait le plein d’idées. Tant pis, il n’aura pas le Prix Nobel du nombril, déjà attribué, mais chacun de ses livres nous fait découvrir un nouvel univers. Un romancier qui innove plus qu’il ne recycle.

Anna, la quarantaine, élève seule son fils Leo. Elle vit au bord de l’océan dans un Mobile-home et écume non pas les plages, mais les places de marché pour vendre le poulet dominical à tous les week-endeurs à pull enroulé sur les épaules.

Elle perd son outil de travail dans un accident de la route et elle se résout à participer à un jeu télé au concept débile, ce qui garantit en général un excellent audimat, qui consiste à poser sa main sur une voiture de luxe et d’être le ou la dernière à la retirer pour repartir avec la titine.

De son côté, le fiston, malmené au collège, ne rêve que de surf et de son père disparu.

J’ai eu du mal à rentrer dans l’histoire et le premier tiers du livre, qui installe les personnages, est aussi gai et optimiste qu’un film des frères Dardenne. La vue sur l’océan est belle, mais hors saison, la vie d’une mouette n’est pas trépidante.

En revanche, dès que le jeu commence, le récit passe la seconde, et il devient aussi difficile de lâcher ces pages pour le lecteur que de lâcher l’aile de cette voiture pour Anna. Rien ne manque dans le biotope de l’émission : ni l’animateur insupportable qui donne des envies de meurtre, ni les producteurs cyniques, ni le narcissisme instagramé de certains candidats, ni le public d’arènes qui soutient ses favoris.

Le voyeurisme outrancier des spectateurs devient celui distancié du lecteur, qui est accablé par l’exploitation cupide de la misère sociale mais qui suit Anna passionnément en espérant la voir gagner pour rendre un peu de dignité à l’espèce.

L’autre point fort de ce roman, c’est l’amour maternel et filial qui est magnifiquement transposé sans tomber dans le misérabilisme.

Que dire des seconds rôles ? Ils ne font pas de la figuration dans les interlignes et ancrent cette aventure dans une réalité pas très reluisante mais terriblement humaine.

La structuration du roman qui alterne le déroulement du jeu avec les souvenirs et les galères des personnages donne un rythme haletant au récit. J’ajouterai que le ton ne verse pas dans l’ironie facile, ce qui est un petit exploit au regard du sujet et une belle leçon pour un mauvais esprit comme le mien.

Quant au surf, avec la planche mythique du père, c’est un peu le moyen de prendre la vague de la liberté. Le syndrome Point Break au service d’une histoire rafraichissant et originale.











Commenter  J’apprécie          932
La Soustraction des possibles

La soustraction des possibles ne pouvait se dérouler ailleurs qu'à Genève, vitrine de la finance internationale et des grosses fortunes. Au coeur de ce roman gorgé de noirceur : le pognon, l'oseille, les flux d'argent opaques qui attirent au bord du lac Léman de futurs oligarques russes à la veille de l'effondrement du bloc de l'Est, des bandits corses soucieux du blanchiment de leurs capitaux, des hommes d'affaires et des banquiers qui accueillent à bras ouverts la perspective de la mondialisation.



Avec une plume tranchante qui ôte toute part d'empathie au récit, Joseph Incardona met en scène une réalité invisible où se dissimulent des puissances féroces. En araignée inspirée, il tisse une histoire qui piège ceux qui tentent d'interférer dans ce monde sans concession où la violence tient lieu de monnaie d'échange.

Pas de longues descriptions, des personnages pathétiques, des scènes glaçantes, une écriture qui ne s'attarde guère sur les détails, l'auteur a composé une matière romanesque qui entretient avec le thriller une proximité évidente. On peut se retrouver étourdi par ce monde de la finance totalement clos qui obéit à une mécanique qui lui est propre et par la vulnérabilité des personnes qui l'utilisent qui en sont autant de talons d'Achille.

Ce livre est même assez effrayant, mais retient la plupart du temps le lecteur ou la lectrice. Peut-être parce que Joseph Incardona n'hésite pas à délaisser sa table d'écrivain pour le siège de scénariste. Il a su trouver un rythme séduisant pour déployer son histoire riche en rebondissements.

Sans réelle finesse de narration, criard à certains endroits, notamment lorsque les ambitions s'entrechoquent, il n'en reste pas moins un livre qui se lit facilement.



Commenter  J’apprécie          797
Les corps solides

Ma première incursion dans l’univers de Joseph Incardona, écrivain suisse d’origine italienne, date de la publication de « La Soustraction des possibles », roman désenchanté qui pose un regard clinique sur l’extension sans fin du domaine du capitalisme de la fin des années quatre-vingts.



Tandis que la « Soustraction des possibles » s’intéressait à ceux que l’on nommera plus tard « les gagnants de la mondialisation », le nouveau roman de l’auteur suisse, « Les corps solides », nous conduit aux côtés des « perdants de la mondialisation », les humbles, ceux qui tentent de garder la tête hors de l’eau et peinent à boucler leur fin de mois.



Contrairement à son livre précédent, qui s’attachait à décrire avec un réalisme saisissant le monde de la finance, « Les corps solides » prend la forme d’un conte romanesque contemporain où la Présidente de la République, surnommée « la Reine des abeilles » côtoie le patron d’un empire automobile surnommé « le Roi lion ».



Dans ce nouveau roman, le rapport de force entre les grands capitalistes et les hommes politiques a désigné son vainqueur, et si « la Reine des abeilles » tente avec un certain panache de jouer sa partition, c’est bel et bien « le Roi lion » qui est en réalité aux commandes.



Pour tenter de donner un nouveau souffle à un pays qui manque d’air mais pas de chômeurs, les élites dirigeantes d’un empire automobile et du monde des médias, ont concocté avec l’aide de consultants surdiplômés et l’aval de la Présidence un jeu pervers, déroutant de simplicité : « le jeu consiste à poser une main sur le véhicule. Le dernier concurrent qui lâche gagne la voiture ».



Suite à un processus de sélection ciblé, les vingt joueurs désignés pourront participer à ce jeu méphistophélique, qui se déroulera en plein air, au bord de l’Atlantique, sous le regard inquisiteur de multiples caméras. Le vainqueur aura, comme promis, l’opportunité de repartir au volant flambant neuf d’un pick-up tout terrain, d’une valeur dépassant cinquante mille euros.



Le décor est posé. L’intrigue nous conduit sur les traces de la belle Anna qui vend des poulets rôtis sur le marché et vit seule avec son fils Léo, treize ans, passionné de surf, dans un mobile-home au bord de l’Atlantique. Lorsque son camion-rôtissoire part en fumée suite à une collision avec un sanglier, l’héroïne rebelle comprend qu’elle risque de tout perdre, si elle ne trouve pas rapidement de l’argent. Son tempérament indocile et lucide la conduit à refuser de prendre part à un jeu pernicieux. Las, la succession d’infortunes qui continuent de s’abattre sur la destinée de la jeune femme ne lui donneront peut-être pas d’autre choix...



Le nouveau roman de Joseph Incardona continue de questionner la transformation d’un monde où l’argent, devenu roi, peut tout acheter, même la dignité. Le « jeu » concocté par l’industrie automobile évoque un pacte faustien au rabais, où les participants sont prêts à donner leur âme pour cinquante mille euros. « Le Roi lion » y apparaît comme un Méphistophélès au petit pied, qui tente, avec la complicité de la sphère politique, de donner un nouvel élan à son empire. Le monstre métallique à quatre roues motrices à gagner est devenu le nouveau veau d’or devant lequel se prosterne une civilisation à l’agonie.



Le personnage d’Anna, mère courage prête à tout pour son enfant, est aussi incarné que touchant, et Incardona réussit à faire monter la tension jusqu’à son paroxysme avec un talent indéniable. J’ai néanmoins regretté un certain manque de vraisemblance dans la trame narrative : cela fait plusieurs décennies que la voiture n’est plus l’objet du désir des années quatre-vingts, le « jeu » diabolique, placé au coeur de l’intrigue, paraît ainsi quelque peu décalé, et ne confère pas au roman la force de percussion attendue. Par ailleurs, le récit tire à l’excès sur la corde mélodramatique, un ressort trop facile pour un auteur du talent de Joseph Incardona.



Si « Les corps solides » abandonne le réalisme froid de « La Soustraction des possibles » au profit d’une forme de conte légèrement dystopique, l’auteur y poursuit sa dénonciation grinçante du néo-libéralisme, du règne de l’argent qui corrompt, qui gangrène, qui dévore. En soustrayant un à un les possibles qui s’offrent à Anna, l’auteur transforme son héroïne, sans peur ni reproche, en un Faust des temps modernes qui va devoir faire face à un Méphistophélès déguisé en capitaliste écoeurant de cynisme.



En revenant sur les ressorts voyeuristes et la quête de célébrité warholienne inhérents au « jeu », « Les corps solides » évoque « La société du spectacle » prophétisée par Guy Debord. L’argent n’est pas le seul moteur des participants à ce jeu qui menace de prendre leur âme : c’est aussi la recherche absurde d’une notoriété factice qui les conduit à se donner en spectacle, devant la foule, comme devant les caméras.



Le dernier roman de Joseph Incardona s’apparente ainsi à une fable au goût amer qui dénonce avec brio la dérive d’une société gangrénée par la cupidité et le voyeurisme, prête à sceller un pacte funeste avec les nouveaux démons de l’époque.

Commenter  J’apprécie          7219
Derrière les panneaux, il y a des hommes

Dans le forum, je vois souvent des questions portant sur la différence entre romans noirs, polars et thriller. L'auteur nous propose un roman où un pédophile enlève et tue des jeunes filles et focalise son histoire sur la vengeance du père de la deuxième victime.

Thriller: non. Pas de rebondissements soudains, peu d'actions et le tueur est connu dés le début du livre.

Polar: non. Même si à l’enlèvement de la troisième adolescente, on assiste à l'enquête de la gendarmerie, celle çi n'est pas prépondérante dans ce roman.

Roman noir: oui. Pourquoi?



L'acteur central n'est pas un personnage mais une portion d'autoroute. 4 voies de béton sans cesse en mouvement, plus ou moins fluide, où le sujet principal n'existe pas: seulement un objet, voiture ou camion ou camping car puisque l'action se déroule pendant le pont du 15 août.Des aires de repos, nature reconstruite et aménagée contenant des angles morts où une faune interlope survit. Des stations essences avec cafétéria, royaume du néon et de la malbouffe.Fort contraste entre l'immobilisme de ceux qui y travaillent et le flot continue des voyageurs. Et une clôture formant le périmètre. Au delà, des champs, la nature : la liberté.

En dehors des transhumances saisonnières, ces aires ont leurs propres règles, leurs propres codes tacites et souvent indicibles: aire pour homos, aires pour voyeurs/exhibs, refuges des routiers qui rêvent à leur famille qu'ils retrouveront le vendredi soir, pour d'autres putes, trav, trans, jeunes éphèbes à leur disposition: ils savent quand et où les trouver et combien ça coûte.

Pierre, le père de la deuxième victime y végète depuis 6 mois attendant que le prédateur récidive.

Pascal, le tueur, y travaille et attend sa future proie.



Le style est sec, phrases courtes, souvent non verbales; le langage est cru, trés cru, moche, vulgaire. Ce ne sont pas des scènes gores qui rendent parfois la lecture de ce bouquin insoutenable mais de simples mots. L'obscénité permanente et outrancière se veut la révélation d'un lieu oublié, d'une prison construite pour les RTT et la cinquième semaine de congés payés.



Je ne peux ni conseiller ce roman très noir, ni le fustiger: j'ai bien aimé, lisez le si le manque total de lumière et le langage très cru ne vous effraient pas.



Pour un public très , très averti.
Commenter  J’apprécie          693
Stella et l'Amérique

« What if God was one of us?

Just a slob like one of us

Just a stranger on the bus

Tryin' to make his way home? »



One of Us - Joan Osborne



---



Stella Thibodeaux a 19 ans et exerce le plus vieux métier du monde. Lorsque l’un de ses clients touché par un psoriasis sévère guérit soudainement après l’acte d’amour tarifé, Stella réalise qu’elle possède un don : celui de guérir en couchant.



Ancien Navy Seal, grand costaud aux cheveux gris taillé en brosse, le père Brown a 66 ans et « une gueule estampillée « j’ai vécu » ». En recueillant la confession du premier miraculé, il découvre que Stella est une sainte et transmet la nouvelle au Vatican.



Passé la stupéfaction devant l’ampleur des miracles accomplis par la jeune femme, le pape Simon II (il fallait oser) et ses sbires décident que le modus operandi de la jeune sainte américaine n’est pas concevable, et qu’il serait plus avisé de la transformer en martyre.



La tâche est confiée aux affreux jumeaux Bronski, deux tueurs à gages tout droit sortis d’un film de Tarantino, méthodiques et sans scrupules, les meilleurs dans leur domaine. Ils ne sont pas les seuls à rechercher la jeune femme : Luis Molina, du « Savannah News » a compris que l’invraisemblable destinée de Stella pourrait lui offrir le Pulitzer.



Le destin de la sainte-putain semble scellé. Heureusement pour elle, le père Brown comprend qu’il a commis une terrible erreur, et entreprend de devenir son ange gardien. Le vétéran du Vietnam et la jeune sainte ont un atout dans leur manche : c’est grand, l’Amérique.



---



« Quand Stella vous regardait, vous étiez le seul homme sur terre, vous comptiez pour quelque chose. Peu importe qui vous étiez et de quelle façon : Stella jetait sur vous ses yeux d’ambre, ses yeux candides, et vous étiez vivant. ».



Le dernier opus de Joseph Incardona, auteur remarqué de « La soustraction des possibles », nous offre un road-trip déjanté, une farce jubilatoire, acide et lumineuse, dans lequel le père Brown et la magnétique Stella, vont tenter d’échapper à l’inéluctable. Car, si l’on se fie à leur tableau de chasse, nul n’échappe aux frères Bronski.



Joseph Incardona nous livre une vision de l’Amérique qui semble surgie d’un film qu’auraient co-écrit les frères Coen et Quentin Tarantino. Son écriture sèche et nerveuse, parsemée de phrases courtes et d’incises ironiques, fait mouche. Elle crée une forme d’attachement immédiat pour la destinée de Stella et nous emporte, pour notre plus grand plaisir, dans le vortex de sa fuite effrénée en compagnie d’un ancien du Delta du Mékong.



« Il faut savoir que Stella n’était pas exactement belle, ni très futée non plus. Mais elle était sincère. Et loyale. Et dans une vie, quand on y pense, ça peut suffire pour devenir une sainte. »



Démiurge littéraire malicieux, l’auteur nous propose un ouvrage qui comporte deux niveaux de lecture. Une course-poursuite effrénée, où le lecteur tourne fiévreusement les pages, pour découvrir l’improbable destinée de Stella Thibodeaux que le roman déroule tambour battant. Mais également une réflexion sur le surgissement aussi soudain qu’inattendu du miracle.



---



Joseph Incardona maîtrise à la perfection les codes du genre « tarantinesque », et assume, avec un peu trop de gourmandise, le second degré de « Stella et l’Amérique ».



« Et puisqu’on en est au chapitre 40, et que c’est un chiffre pair et que les deux frangins aiment ça, je propose qu’on fasse une ellipse et qu’on passe directement à la partie VI de ce roman américain écrit par un Suisse. »



Entre un pape qui se prénomme « Simon », et deux tueurs à gages qui ressemblent à des stéréotypes sur pattes, le lecteur avait saisi qu’il avait affaire à une farce. La magie de la littérature surgit lorsque le lecteur oublie qu’il est en train de lire une fiction, et que cette fiction lui paraît tout à la fois plus réelle et plus passionnante que son quotidien. Inutile, Monsieur Incardona, de nous rappeler que vous êtes un prestidigitateur des lettres, au risque de briser la magie de votre prose.



---



Malgré ce péché de gourmandise, que l’on pardonnera à son auteur virtuose, « Stella et l’Amérique » reste un roman étourdissant, qui dissimule au creux de son intrigue un questionnement métaphysique sur la possibilité de l’apparition d’une sainte au coeur d’une Amérique dont le seul Dieu s’appelle le billet vert. Aussi innocente que généreuse, Stella évoque Marie-Madeleine, voire une forme de nouveau messie, qui rend la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds, la mobilité aux paralytiques en leur prodiguant l’acte d’amour.



Si Joseph Incardona fait montre d’une cruauté acide envers un pape bedonnant et ses sbires qui préfèrent une sainte-martyre à une sainte-putain, c’est pour mieux dénoncer l’hypocrisie éhontée de ces pharisiens des temps modernes prêts à faire disparaître un coeur pur pour sauver les apparences.



Le père Brown, qui a troqué son M16 contre une soutane, incarne la vraie foi qui a abandonné le Vatican. Il saisit la portée des miracles que prodigue Stella et entrevoit dans les prodiges accomplis par la jeune femme, la possibilité d’une transcendance oubliée.



Le prêtre habité et la sainte qui s’ignore forment un couple de personnages aussi improbable qu’inoubliable. Ils nous rappellent, chacun à leur manière, que l’innocence, la probité et la générosité ne sont pas seulement des mots, parfois galvaudés, mais aussi des qualités que chacun d’entre nous porte au creux de son être.



---



« Comme une fille sensée le ferait. Parce que n’importe qui peut être Jésus. Descendre dans la rue, donner une couverture à quelqu’un qui a froid. Être bon, généreux, sincère et loyal, c’est donné à tout le monde. Mais on vous tuera pour ça. »



Cat Power (chanteuse américaine) lors d’une interview donnée en novembre 2023.



Commenter  J’apprécie          6240
Stella et l'Amérique

Stella Thibodeaux, américaine de dix-neuf ans, au destin improbable, a beau être un personnage totalement invraisemblable, la plume incroyablement inventive de Joseph Incardona me l'a rendue brusquement si vraie, si proche, si vivante.

Tout le récit est construit autour de ce personnage féminin qui exerce le plus vieux métier du monde à bord de son camping-car, sur les routes des États-Unis dans le sillage d'une fête foraine ambulante.

Tout se passe plutôt bien pour Stella, jusqu'au moment où elle s'aperçoit qu'elle accomplit des miracles auprès de certains de ses clients, - elle préfère parler de résorptions. En effet elle guérit ceux qui sont affligés de maladies ou de handicaps graves en leur faisant l'amour, l'acte sexuel procurant à ces hommes le plus souvent seuls et rejetés de tous un plaisir, une joie indicible en même temps qu'il transforme radicalement leur vie.

Hélas de tels événements ne passent pas longtemps inaperçus. Un certain Robert Smith, affligé d'un vilain psoriasis qui, grâce aux bons soins de Stella, a miraculeusement disparu, ne trouve rien de mieux à faire que d'aller à confesse et de tout raconter au père James Brown, un ancien des Navy Seals reconverti dans la prêtrise. Ce dernier en est tellement troublé —vous pensez, un miracle dans sa paroisse — qu'il s'en remet aussitôt à sa hiérarchie. L'affaire remonte jusqu'au Vatican, où on s'enthousiasme déjà à l'idée de sanctifier la jeune élue, sauf qu'à y regarder de plus près, le CV de la future sainte a de quoi affoler le dogme catholique. Mais comment donc ?! Une vulgaire putain ?!

Le Saint-Père indigné décide de lancer ses sbires aux trousses de la belle afin d'étouffer ce scandale sous une juste omerta religieuse...

Deux anges du ciel, ou plutôt deux démons sortis tout droits des entrailles de l'Enfer, sont dès lors missionnés pour transformer l'infâme créature en martyre et sainte dûment assermentés par l'Église. Elle n'a pourtant rien demandé, et se serait sans doute volontiers passée d'une telle grâce. Les anges désignés, ce sont les affreux frères Bronski, deux jumeaux sans pitié, Billie et Mike, infatigables tueurs à gages d'une efficacité redoutable qui comptent déjà à leur actif 1.239 âmes...

Quand le malheureux prêtre, James Brown, retiré dans sa modeste paroisse au fin fond de l'État de Géorgie, réalise qu'il a commis une grosse, une très grosse gaffe, il décide de se racheter auprès de la belle Stella. Pour lui il n'y a désormais pas d'autre choix que de l'aider à fuir. Dans le même temps, un certain Luis Molina, du magazine Savannah News, mis au courant de l'événement et qui veut faire de cette affaire le prochain prix Pulitzer pour le journal, se lance aux trousses de la belle équipée...

Tout ceci nous offre un road-trip jubilatoire digne des meilleures comédies noires américaines, avec des personnages haut en couleurs, finement et facétieusement portraiturés : des tueurs à gage tout droit sortis d'un film de Quentin Tarentino qui citent Nietzsche et Heidegger, une voyante nonagénaire répondant au nom prédestiné de Santa Muerte qui n'a pas son pareil pour sucer le serpent au fond de sa bouteille de mezcal, son vieil amoureux Tarzan avec lequel elle entretient une relation aussi intense et ardente qu'aux premiers jours, un prêtre héroïque, amoureux et bouleversant dans sa quête de rédemption... On devine clairement les références cinématographiques de Joseph Incardona, dont le récit ressemble à un savoureux pastiche totalement déjanté, mais là où l'auteur se détache des références originales et casse les codes du genre, c'est dans la manière de traiter les personnages féminins, en premier lieu celui de Stella. Joseph Incardona fait de l'héroïne de son roman, une femme libre qui habite le monde avec joie, une joie pure, simple, naturelle. C'est peut-être ici le vrai miracle qui s'accomplit et qui fait de Stella et l'Amérique un si beau récit, aussi drôle et touchant que résolument iconoclaste.

Qu'en est-il des messages, me suis-je demandé ? Et y en a-t-il d'ailleurs ? Bien sûr au premier abord on pourrait être tenté d'y lire une charge virulente contre la religion. Mais Joseph Incardona sait clairement faire la part des choses entre la religion du haut, celle des dignitaires du Vatican qui baignent dans l'opulence, le cynisme, le pouvoir et celle du bas, incarnée par le père James Brown entièrement dévoué à sa paroisse, aux laissés-pour-compte d'une Amérique profonde et meurtrie...

Sans doute, à travers le beau personnage de Stella, peut-on voir aussi une forme de rapport au monde innocent, spontané, dans la joie pure de l'instant, comme on l'observe parfois chez les enfants, chez certains fous ou chez les sages. La façon avec laquelle cette jeune femme aborde l'existence et les autres, sans le filtre de la morale et des préjugés, m'a particulièrement touché.

Stella est un personnage magnifique absolument dépourvu d'arrière-pensée, incapable de concevoir le mal et tout entier dans le don, le don de soi, l'amour de son prochain, n'éprouvant aucune répugnance face à ces corps défaits, atrophiés, malades, dont elle prend soin et auxquels elle apporte le plaisir suprême en même temps que le salut. Véritable figure christique, elle irradie tout le récit de sa présence solaire.

Critique sociale acerbe, comédie noire débridée, ce récit est une véritable ode à la joie et à l'amour, un vibrant hommage rendu à l'innocence et à tous les cœurs purs qui, loin de la malignité et de la méchanceté des hommes, réinventent le monde dans la beauté, la poésie et la grâce.

« Il faudrait qu'on se souvienne de la première fois qu'on a aimé pour de vrai, aimé cet autre qui vous a brisé le coeur. Ce moment précis où l'on s'est senti orphelin parce que cette présence nouvelle vous était désormais indispensable. »

Stella fut à mes yeux cette première fois...



Anna (@AnnaCan), qui a lu ce livre avec moi mais n'a pas le temps d'en rédiger un retour, m'a confié le soin de le faire en nos deux noms. Je tiens à la remercier tout particulièrement pour l'échange d'idées et pour sa relecture attentive.
Commenter  J’apprécie          6066
Les corps solides

La situation est dramatique pour Anna.elle ne pourra plus vendre ses poulets : un sanglier qui traversait la route devant son camion l’a plongée dans des abîmes de questions, avec en premier lieu comment s’en sortir pour ne pas se retrouver à la rue. D’autant qu’elle n’est pas seule, Léo, l’attend à la maison. L’ado est certes patient et compréhensif mais il a aussi de quoi de faire des soucis. D’autant que la vie scolaire n’est pas non plus un havre de paix pour lui, en proie à la bêtise d’un petit groupe de harceleurs. Heureusement le surf est là, présent dans sa vie, et le soutient à plus d’un titre.



Les solutions sont peu nombreuses, mais il faudra quand même que Léo force le destin pour qu’Anna accepte de participer à un jeu de télé-réalité ….



Le roman est une sorte de condensé de ce que l’on peut accumuler de coups bas qui peuvent rapidement aboutir au dénuement le plus total, et à la rue. Précarité, dépendance des banques qui enchaînent les emprunteurs, tentation de l’illégal … Sans intention au départ de recourir à ce qui vous met hors la loi, les démunis n’ont parfois pas vraiment le choix.



La deuxième partie est consacrée au jeu de télé-réalité, et l’auteur analyse avec beaucoup d’ironie le concept et met en évidence les mécanismes et les rouages qui font le succès populaire de ce type d’arnaque intégrale.



Un roman qui suscite une empathie profonde pour ses personnages principaux et une admiration sans arrière-pensée pour le talent de l’auteur à mettre en scène les dérives de notre société mercantile.





272 pages Finitude 25 Août 2022


Lien : https://kittylamouette.blogs..
Commenter  J’apprécie          590
La Soustraction des possibles

Joseph Incardona est renommé pour ses romans et ses scénarios policiers. Avec La soustraction des possibles, il avait l'envie d'en renouveler le genre. Dans un court prologue, usant d'une mise en page travaillée, il prétend d'ailleurs nous mettre en garde : ce roman ne serait pas une histoire d'argent, pas une histoire de truands ni une histoire de désir ou d'ambition. Ce serait juste une histoire d'amour… Moi, je veux bien !



Pas une histoire d'argent ? N'empêche qu'il nous plonge, à Genève – sa ville –, dans le maelström discret de la finance d'il y a trente ans. Internet n'existe pas encore, les échanges financiers sont peu numérisés et les valises circulent, lourdes de liasses. Au coeur de ces échanges, UBS, la banque suisse emblématique, tant par sa puissance que par les scandales qui émaillent son histoire. Des golden boys, entourés de jeunes femmes canons, fraient avec la grande et élégante bourgeoisie locale, très fortunée, lors de soirées somptueuses dans les villas de rêve des rives du lac Léman.



Pas une histoire de truands ? N'empêche qu'il n'y a qu'un pas de l'évasion fiscale au blanchiment d'argent sale. L'auteur n'hésite pas à nous faire voyager. Il nous emmène dans l'Ile de Beauté prendre un verre chez de placides bergers corses, puis, dans une parodie de scénario en CinémaScope, nous fait survoler les enfers et les paradis liés aux cartels mexicains de la drogue.



Pas une histoire de désir ? N'empêche qu'une femme du nom d'Odile et qu'un homme prénommé Christophe, chacun de leur côté, auront leurs sens portés à une telle incandescence qu'ils pourraient faire n'importe quoi… et même en crever ! Et que de sublimes escort girls originaires d'Europe orientale feront des ravages bien au-delà de ce qu'on aura pu imaginer.



Restent l'ambition et l'amour, qui en l'occurrence, pourraient aller de pair. Une sorte de coup de foudre entre un prof de tennis beau gosse au profil de gigolo et une jeune fondée de pouvoir de banque aussi rouée que bien roulée, va révéler un partage de frustration et d'ambition débridées. Aldo et Svetlana ne vont plus se satisfaire des ruissellements de richesse qui leur sont dévolus selon la norme, ils vont se croire aptes à jouer dans la cour des grands et convoiter les morceaux de choix que se réservent les vrais puissants. Aïe !...



Un roman plus que noir : une histoire tragique. Comme dans une tragédie antique, Joseph Incardona, auteur et narrateur, se donne aussi un rôle de commentateur. Il philosophe, nous prend à témoin, nous, ses lectrices et lecteurs ; il nous ménage ses effets et se permet même de nous les dévoiler. Il déambule, invisible, autour des personnages auprès desquels, tel le diable de certains romans, il joue les bonnes ou mauvaises consciences. Il fait mine de subir les caprices des personnages, et bien qu'étant le concepteur de l'histoire, son grand architecte en quelque sorte, il les subit réellement. Parce que La soustraction des possibles est une tragédie et que dans une tragédie, ce sont les dieux qui décident du destin des personnages, l'auteur n'étant que leur porte-parole. Dans un scénario de ce genre, les possibles se soustraient en toute logique, la fin est écrite d'avance.



Des digressions, d'apparence incongrue, ralentissent intelligemment le développement des intrigues et font monter notre tension de lecteur, avant que nous n'admettions que les réponses que nous attendons nous seront données quand l'auteur le décidera. Quelques invraisemblances, ici et là, mais comme le dit l'auteur : on s'en fout éperdument quand on est pris par une histoire.



Les péripéties s'enchaînent, captivantes, et les destinées tragiques s'accomplissent. Au passage, l'auteur dresse un tableau critique savoureux du mode de vie de la grande bourgeoise financière et de ses affidés, écartelés entre frustration refoulée et espoir de prime exceptionnelle. La soustraction des possibles nous ramène aussi à la littérature policière d'avant, quand les téléphones portables n'existaient pas. Les personnages d'Incardona s'appellent depuis des cabines téléphoniques, comme dans les Incorruptibles d'Elliot Ness, il y a presque un siècle. Ainsi va le temps qui passe et qui se rappelle à nous avec bonheur.


Lien : http://cavamieuxenlecrivant...
Commenter  J’apprécie          591
La Soustraction des possibles

Dans le milieu affairiste suisse des banquiers ou des Golden Boys à la fin des eighties, les sentiments n'ont pas souvent lieu. Tout au plus quelques attirances irrésistibles, mais surtout des arrangements alambiqués avec les corps, les consciences, la sincérité et les convenances.

Aldo est professeur de tennis d'une quinqua vénale, s'il n'a pas lu Madame Bovary il connaît d'instinct les pouvoirs de son corps de sportif sur la frustration d'une vie bourgeoise éteinte auprès d'un industriel engraissé, qui ambitionne surtout de matelasser un siècle ou deux de fortune supplémentaire. Voitures de luxe, club de golf, jacuzzi, cognac et cigares, soirées mondaines et hypocrisie généralisée, seul Aldo et ses origines prolétaires pourrait être choqué. Ça serait sans compter sur son envie d'accéder à l'étage supposé supérieur, qui lui a soufflé la solution gigolo pour l'acculturation. Recommandé, il se retrouve intermédiaire dans le réseau fiduciaire du blanchiment helvète. Mais il n'est pas seul dans l'histoire Aldo, on s'en doute. Il y a aussi Svetlana. Son double ? Enfin de l'amour dans cette mélasse de cupidité financière, comme le préambule l'annonçait librement.

Une liberté de ton dont l'auteur ne se prive pas au long de son roman noir, très noir, au phrasé âpre, au déroulé cynique, sec et haletant, à la vision sans concession envers l'espèce homo financius. Un auteur capable ainsi de divulguer son sentiment sur ses personnages, celle-là je l'aime bien tiens, capable aussi d'une pause pédagogique pour le lecteur, quand l'échafaudage financier se complexifie. Pour une bien belle réussite finale.

Commenter  J’apprécie          590
La Soustraction des possibles

Je n'aurais jamais lu ce roman sans ma médiathèque préférée et le prix Cezam 2021 auquel celle-ci participe, et moi aussi en tant que lecteur.

La soustraction des possibles, c'est la quintessence de ce que produisait de plus horrible la fin des années quatre-vingt. 1989 précisément ici. Cela dit, rien n'a changé, c'est même pire, mais c'est peut-être là que tout a commencé avec outrance et sans complexe...

Le monde de la finance me barbe, je le hais, cependant il est là dans notre paysage, on n'y peut rien. Il m'arrive même parfois de l'effleurer dans ma vie professionnelle, mais vraiment c'est ce qui s'appelle un effleurement du genre : on ne s'est pas touché, hein ?! Bref ! Je ne suis pas un Bisounours, je sais que tout cela existe, ce qu'on voit ou connaît de la finance est une infime partie déjà pas très blanche d'un iceberg à la dérive et qui recèle dans ses fonds un morceau immense, abyssal, pas prêt de fondre. Bon, quand je parle de blancheur, vous pensez tout de suite à blanchiment et vous n'avez pas tort car c'est bien le sujet ici.

Le monde de la finance me barbe, que ce soit la finance propre ou sale (mais oui il y a de la finance propre, je vous en parlerai un jour) et les romans qui en parlent me barbent tout autant.

Alors ici pourquoi ce roman m'a plu, m'a captivé, car ici il est question de la finance non pas sale, mais très sale, tout ce qui a de plus abject... ? Tout simplement, parce qu'il y a de l'amour, une étonnante histoire d'amour qui m'a saisi, emporté, captivé... Je n'ai pas lâché le récit car je ne voulais plus quitter, lâcher les deux protagonistes... Je voulais savoir jusqu'où ils iraient en plongeant dans cet univers peuplé de requins...

Et puis il y a aussi une écriture, celle d'un écrivain que je découvre avec émerveillement, Joseph Incardona, une écriture enlevée, riche, érudite, qui m'a ouvert des chemins vers d'autres lectures inattendues d'ailleurs. J'ai senti ici un souffle, une dimension forte, une ampleur qui emporte le lecteur jusqu'au bout sans jamais qu'il ne lâche les pages... En tous cas, ce fut mon expérience.

Dans ce récit, il y a très peu de gentils. On va dire qu'il y a des très méchants, des méchants, des moins méchants, des qui ne sont parfois pas méchants mais presque et puis il y a les autres. Tout cela n'est pas forcément mon univers de prédilection, sauf lorsque je lis un polar. Ici il s'agit plutôt d'un thriller psychologique... Cela dit, ça tire dans les coins et il y a de l'hémoglobine sur le sol...

Bon, je vous parle des amants ? Je sais qu'il n'y a que cela qui vous intéresse. D'ailleurs, il n'y a que cela que j'ai compris dans le récit parfois complexe sur le plan finance, trafic, blanchiment d'argent, tralala... Surtout tralala ! du reste, j'ai apprécié que l'auteur, à un moment du récit, précise que ce n'est pas grave de ne pas tout comprendre de ce qui se passe dans l'intrigue, car lui non plus ne comprend pas tout ce qui se passe dans un récit qu'il écrit lui-même... Va comprendre Charles ! Ah ! C'est rassurant.

Alors, les amants les voici. Lui s'appelle Aldo, joueur de tennis beau comme un Dieu (je n'en ai encore jamais vu, mais ça doit être beau, non ? En tout cas Aldo est beau). D'ailleurs il le sait, il se sert de son physique pour côtoyer le monde justement de la finance et du blanchiment d'argent, il est amant d'une certaine Odile, dont le mari confie à Aldo en mal d'argent des missions pour transporter de l'argent entre Lyon et Genève.

Tout se passe bien jusqu'au jour où il découvre le véritable amour. L'amour ! L'amour ! L'amour ! Il le découvre auprès de Svetlana, une belle et jeune banquière arriviste et amoureuse. Elle aussi aime l'argent, mais je vous assure qu'ils s'aiment.

Cependant, tant qu'à s'aimer, imaginer l'eldorado où poser cet amour, et voir tout cet argent qui passe ici et là, je ne sais pas vous, mais eux ont une idée très claire tout d'un coup...

J'ai aimé la manière dont les personnages sont dessinés, fouillés, des personnages au début totalement lisses et puis les projecteurs, la lumière vers eux montrent quelques aspérités qui invitent au voyage.

J'ai adoré cette écriture cinématographique, qui claque, qui rebondit, j'ai adoré cette manière dont l'écrivain nous amène à nous interpeler, à s'adresser à nous lecteurs. C'est fait avec habileté.

J'ai adoré ce clan corse, solidaire, où la matrone, Mimi Leone, est aussi vive dans l'érudition que dans l'exécution de ceux qui la dérange.

C'est un récit où tous les coups sont permis, jusqu'au bout. Soyez prévenus...

Et puis, oui il y a cette histoire d'amour, elle est belle, elle tente d'enlever ces amants d'une réalité sordide pour espérer les élever plus haut qu'eux. C'est beau car brusquement, dans cet amour fulgurant, il y a quelque chose qui relève d'une tragédie antique... On y croit et en même temps on craint pour eux... On a sans doute raison...

J'ai trouvé cette lecture tout simplement addictive.
Commenter  J’apprécie          5716




Acheter les livres de cet auteur sur
Fnac
Amazon
Decitre
Cultura
Rakuten


Lecteurs de Joseph Incardona (2114)Voir plus

Quiz Voir plus

Les personnages du livre

Comment s'appelle la fille de René Langlois ?

Odile
Mireille
Diane
Julia

9 questions
4 lecteurs ont répondu
Thème : La Soustraction des possibles de Joseph IncardonaCréer un quiz sur cet auteur

{* *}