Germain Louvet : "Devenir danseur étoile a été comme une deuxième naissance"
Je m'imagine rater mille et un pas pour conjurer le sort, pensées qui se transforment en cauchemar, en angoisse croissante et en une lourde insomnie. Je me vois premier du classement, auréolé de succès, puis viré, abattu et en pleurs. Pour penser à autre chose, je me laisse dériver à quelques fantasmes érotiques, restant le plus discret possible en faisant abstraction de mes deux acolytes de chambrée.
Personne ne m'enlèvera la certitude que la culture a vocation à être bien plus qu'un service public, mais un bien public.
Etre regardé, c'est accepter d'être aimé ou de ne pas l'être. D'être jugé, pour le meilleur et pour le pire.
La beauté d'un mouvement ou d'une danse ne dépend pas de son exécution technique ni de la finesse de celle ou de celui qui le génère. Elle dépend de son intention, de ce qui le motive et de sa réflexion, de son travail et de sa sensibilité, plus que du résultat final que d'autres jugeront de façon binaire comme réussi ou raté.
Dans un monde idéal et en tant que spectateur, j'aimerais voir toutes les formes de corps représentées sur scène, et que chacun de ces corps se sente à sa place, légitime d'exister et de bouger dans son authenticité. Que les corps reflètent la pluralité des personnalités, qu'ils reflètent celles et ceux qui les regardent.
On croit souvent que la compétition est insoutenable, que les rapports amicaux sont compromis par ces rituels sauvages et impitoyables, que l'ambition et la passion pourrissent nos relations. Dans l'imaginaire collectif, on aime penser que cette quête de beauté, que cette recherche de perfection technique se transforme en pugilat. Que l'abandon d'une vie tracée dans une société cadenassée, dans laquelle chacun doit porter des œillères et où les sorties de route ne conduisent qu'à la marginalité, à la mort et au chaos, a un prix à payer : la solitude et la dépression. C'est faux et stupide. Mais c'est un humain.
Comment se battre pour renverser les codes établis il y a plus de cent cinquante ans, où l'homme blanc est roi, où le sexisme fait loi, où le racisme fait foi, où la hiérarchie des classes sociales est indéboulonnable ? Comment faire exister, même subtilement, les étincelles d'une différence qui s'accorderait mieux à mon époque, à ma propre intégrité et à mes idéaux, sans balayer d'un revers tout un patrimoine, technique et culturel ?
Je pense que je ne suis pas devenu danseur étoile par vocation, mais par opportunisme. Voyant que le milieu de la danse m'adouberait dans ce que je représente à la fois physiquement, socialement et intellectuellement, j'ai saisi l'opportunité d'en faire une ambition qui me donnerait l'occasion de m'exprimer, de vivre et d'être libre.
Même si je porte un costume, du maquillage, une coiffure, même si je joue un personnage, nulle part ailleurs que sur scène je ne me sens plus proche de ce galopin qui danse et dévale les sentiers escarpés à en oublier de respirer.
Si les regrets laissent toujours un léger goût d'amertume dans la gorge, il faut les garder derrière soi pour qu'ils ne se traduisent pas en sentiment d'échec et n'entravent jamais notre confiance et notre performance.
Je ne me trouve pas spécialement viril et j'en suis assez heureux. La virilité est une prison dont j'ai toujours été fier de m'échapper.