La littérature face au vertige de l'indicible.
Prologue
Deux hommes marchent dans le désert, un seul des deux possède une gourde. Si les deux boivent, ils meurent, car il n'y a pas assez d'eau pour deux. Mais si un seul boit, il sauve sa vie : la quantité d'eau lui suffira pour atteindre un endroit habité. Qu'est-il juste de faire ? Doivent-ils partager l'eau, et perdre tous les deux la vie pour ne pas voir l'un survivre aux dépens de l'autre ?...
C'est la limite du savoir : le problème du mal a peut-être des solutions intellectuelles mais il suffit d'entendre la plainte ou de fixer le regard d'un ami sidéré par la perte pour comprendre qu'aucune n'est tout à fait à la hauteur de nos attentes morales, et que tout ce qu'on peut faire d'utile, c'est poursuivre le dialogue. [...] Chacun cherche des solutions qui lui permettent de vivre avec la blessure. A condition que la résolution de l'un n'aggrave pas la blessure chez l'autre.
Et c'est peut être cela que [...] la fiction, elle, sait prendre en charge, dans son langage empathique, avec ses mises en scène et ses situations d'énonciation, ses dialogues émouvants, ses manières singulières de nous raconter des histoires. Du mal, il faut quelqu'un à qui parler." [...] Le problème du mal ne peut pas être un objet de discussion intellectuelle seulement : c'est un sujet dans lequel l'intimité s'expose à tous les risques - une quête interminable, un dialogue tendu, une revendication inextinguible de reconnaissance, un appel à l'aide, que quelqu'un entend, au moins, à travers la fiction, même s'il ne peut pas forcément y répondre." P216-217-218-219.
Alors, la question cruciale face au malheur devient : qu'est-ce au juste qui est "malchance"? Que doit-on nommer ainsi? Quand faut-il regarder la calamité comme une infortune? Quand faut-il au contraire insister pour faire reconnaître l'injustice? Entre infortune et injustice, la délimitation est souvent difficile à tracer. C'est sur cette frontière mouvante, politiquement sensible, que les hasards de l'intrigue attirent notre attention en faisant pleuvoir sur les personnages les coups du destin. P132
Cette expérience littéraire [...] peut nous équiper pour la vie. [...] Les questions que le malheur nous envoie, on peut s'étouffer avec. Il faut avoir à qui les poser. C'est ce que je propose de faire avec quelques lectures. Un chemin en littérature, une thérapie morale. P20
Le problème du mal, c'est d'abord en littérature que j'ai appris à le repérer, c'est en littérature que j'ai appris à m'en faire un problème. Et ce que j'en ai compris, je le reconnais sans cesse au détour du réel. P19
La fiction nous prépare à vivre ce qui nous arrive à sa vraie mesure, en allant droit aux enjeux moraux et métaphysiques que les personnages des histoires défrichent pour nous." P156-157
Une contingence inéluctable : tel est l'effet paradoxal que fabrique la fiction, et telle est sa manière d'en apprivoiser l'angoisse. P123
Qui doit vivre quand tout le monde ne peut pas vivre? La question est toujours un piège. Reste à savoir si on peut l'éviter.
Mais il ne suffit pas de se dédouaner de toute responsabilité officielle pour se rendre indifférent.
Refuge de la complexité du monde, la littérature est le lieu des questions ouvertes qui résistent à toutes les réponses provisoires que chaque époque, chaque société formule pour elle-même.