Enzo Daumier

Et à Oxford, on ne dérogeait jamais à une tradition, même si on en avait oublié la raison depuis des décennies.

— Je trouve les histoires entres hommes bien plus passionnantes que celles d’un couple hétéro, avoua notre professeur quelques secondes plus tard. Il y a quelque chose de rafraîchissant dans cette dynamique amoureuse. Je passe mes soirées à lire toutes les fanfictions que l’on trouve sur le net. Mes préférées ? Celles avec des éleveurs de farfadets.
J’échangeai avec Louis un regard horrifié. Pour la première fois, nous semblâmes être sur la même longueur d’onde. Et je fus rassuré de constater que même lui, qui avait l’habitude des excentricités de Dormeveille, semblait être tombé dans une autre dimension. Dans mes cours habituels, le danger majeur était de mourir étouffé par l’ego méprisant de l’enseignant, et non par des détails triviaux de sa vie.
Roberta se contenta de hocher vivement la tête, comme si c’était-là l’aveu le plus sensé du monde. Des éleveurs de farfadets, était-ce une spécialité galloise ?

Petit à petit, il accélère l’enchaînement de ses gestes, qui sont toujours les mêmes, répétés encore et encore. Je crois que l’on appelle cela un kata dans les arts martiaux. Mais très vite, il passe à un autre exercice où des étincelles sortent de ses mains. Avec un grand cri, il lance un éclair contre le mur. C’est donc à ça que servent les grilles en métal, à absorber le choc. Puis, il se retourne et lance un second éclair sur l’autre mur. Sa peau se couvre rapidement d’une pellicule de sueur brillante. L’effort semble avoir été important, car sa respiration se fait plus sporadique.
Je suis déjà au comble de l’admiration, les yeux tellement écarquillés qu’ils vont sortir de leurs orbites.

— La prochaine fois, ne perdez pas votre portefeuille sur les lieux du délit…
  Il lance sur son bureau mon portefeuille, que je croyais avoir toujours en ma possession. Il est humide. C’est bien le mien, aucun doute sur le sujet. Accablé par une soudaine honte, je ferme les yeux.
Je suis vraiment mal barré.
— Par simple curiosité scientifique, poursuit-il, puis-je savoir ce que vous faisiez là-bas au milieu de la nuit ? Un soir de pleine-lune… Laissez-moi deviner. Vous cherchiez des loups-garous, peut-être ?
  Il rit à sa propre blague. Je me contente de grogner, ennuyé que l’on puisse se moquer de moi.
— Il y avait des rumeurs, commencé-je.

Ma main tient toujours son poignet. Machinalement, mon pouce commence à caresser sa peau.
Une légère décharge électrique me rappelle à l’ordre. Voilà un autre aspect de son Don. J’ai compris le message. Pas de familiarité entre le pseudo-artiste et son modèle. Je le lâche aussitôt, déçu.
— Tout le monde cache quelque chose, énonce-t-il, sentencieux. Affirmer le contraire, c’est mentir. Il est vital d’avoir son jardin secret.
Vexé par cette dernière remarque, je retourne m’asseoir devant mon grand cahier spiralé. Un sourire satisfait étire ses lèvres pleines.

Je me laisse tomber sur mon lit. Pour l’heure qui suit, mon esprit ressasse encore et encore les mêmes éléments. Les lectures que je parviens à faire du Rodin ne font que me confirmer mes théories. Raiden et Florie sont des Rêveurs.
J’ai la sensation d’avoir été manipulé, d’être une pièce sur un jeu d’échecs. Je passe de l’exaltation à la colère, de l’excitation à la peur.
Il y a des Rêveurs sous le nez de Mutton et cet abruti est incapable de les voir !
Voilà bien la seule pensée qui m’empêche de devenir entièrement dingue, car elle me réjouit.

Je soupire, amèrement déçu. Je viens de toucher le fond. Dans une autre vie, je me serais bien mis à pleurer à ce moment-là. Ma vie est clairement fichue, j’ai merdé de manière extraordinaire, et mon copain n’est pas disponible. Mais je sais bien me comporter en public, mes parents et ma tante ont fait du bon travail et m’ont bien élevé. Aussi, je serre les poings tout le long du trajet, préférant imaginer mille morts possibles pour Mutton.
Quand ce dernier meurt étouffé par sa moustache pour la cinquième fois, il est temps pour moi de descendre du bus.

— Quel âge as-tu ? demanda-t-il dans un effort pour alimenter la conversation.
— Dix-huit ans.
Il laissa échapper un sifflement, incrédule.
— Mais tu es encore un bébé, ma parole.
— Pourquoi ? fis-je, surpris. Tu as quel âge ?
— L’âge de Mathusalem pour les gays.
— Vingt et un ?
— Non ! s’insurgea Damian. J’ai vingt-quatre ans dans quelques mois.
— C’est vieux, constatai-je, avec un demi-sourire.
Il soupira et leva les yeux au ciel.
— Pas encore vingt-quatre ans et déjà vieux… Il ne me reste plus qu’à aller me jeter dans… (il hésita le temps de retrouver le bon nom) la Garonne.
— Ne fais pas ça, répondis-je, sérieusement. Sois positif : tu es toujours plus jeune que l’Écossais.
Il laissa tomber sa tête contre le mur derrière lui et fit semblant d’être découragé et déprimé.
— Tu sais comment me remonter le moral, toi !
Je parvins à retenir un éclat de rire. Me sentant en relative sécurité avec lui, je commençai à me détendre. Je me rapprochai de lui. Je pouvais ressentir sa chaleur contre ma peau. Mon cœur s’emballa.

Ces dernières semaines m’avaient permis de faire le point sur mes désirs, mes aspirations dans la vie, ce que je recherchais dans une relation. En observant les gens autour de moi, en discutant avec des gays de tout âge sur Grindr et ailleurs, j’avais commencé à entrevoir une autre manière d’aimer, plus libre que celle que les films et les romans nous vendaient volontiers. Peut-être la fidélité n’était-elle pas à chercher du côté du corps, mais du côté des sentiments… En repensant à Damian et à Russell, j’avais pris conscience que la douleur que j’avais ressentie ne provenait pas du fait qu’ils étaient sur le point de coucher ensemble, mais plutôt de la crainte, toujours ancrée en moi, que je ne puisse représenter à ses yeux rien de plus qu’un amusement.
J’aurais voulu qu’il reconnaisse la profondeur de ses sentiments à mon égard, qu’il les accepte sans s’affoler ni se mentir. Il m’avait prévenu qu’il ne s’attachait jamais, que je ne pouvais espérer davantage. En entendant ses paroles, elles m’avaient toujours paru sonner faux…

— Comme je te l’ai déjà dit, on est pas mal tous les deux, tu ne trouves pas ?
We look good together. Encore cette phrase…​
Nous nous regardâmes durant ce qui me sembla être une éternité. Il avait toujours sa main sur mon épaule et nos corps étaient dangereusement proches. De même que nos visages, à la réflexion. Je le vis se mordiller sa lèvre inférieure et me sourire.
Il ne sait pas quoi faire.
Pour la première fois de ma vie, je pris l’initiative et l’embrassai. Ce geste me sembla être la chose la plus naturelle au monde, comme si l’univers tout entier avait conspiré pour que notre premier baiser eût lieu tout en haut du Shard. Comme avait dit Damian, en se moquant de moi, j’étais un romantique. Et mes inhibitions avaient été endormies par l’alcool qui devait encore circuler dans mon sang.
La réalité me revint en pleine figure et la bulle romantique éclata quand Damian, au lieu de me rendre mon baiser, recula, instinctivement. Mes joues s’embrasèrent sous l’effet de la honte.