Bret Anthony Johnston et
Dinaw Mengestu à la librairie Millepages pour le festival America le 13 mai 2016
Aimer et se sentir aimée constitue un excellent exercice pour le cœur, l'indispensable musculation pour ne pas se condamner à vivoter.
Ma mère ne parlait qu'en chuchotant. Pour conjurer la colère ou la mauvaise humeur de mon père, elle s'exprimait à mi-voix, habitude qu'elle garda même après son départ. (...) Je crois qu'elle aurait aimé que je parle comme elle, et peut-être ai-je été tentée de le faire à un très jeune âge, mais je doute d'en avoir eu vraiment envie. Je n'aurais jamais pu me contenter de chuchoter, j'aimais trop ma voix. J'ai rarement lu un livre en silence. J'avais envie de dire chaque histoire à voix haute, si bien que je lisais souvent seule dans notre cour, laquelle était suffisamment grande pour me permettre de beugler mon texte sans déranger qui que ce soit dans les maisons avoisinantes. Je m'installais là en plein hiver, quand les branches des arbres ployaient sous la glace et qu'il fallait faire rentrer nos quelques malheureux poulets au sou-sol pour leur éviter de mourir de froid. Plus âgée, je retournais là-bas, un roman à la main, rien que pour hurler dans l'herbe qui me montait aux genoux car plus personne ne se donnait la peine de passer la tondeuse.
«C’était une chasse des plus rudimentaires : les insectes se massaient autour des projecteurs et se heurtaient par douzaines aux plaques de métal autour ; collectés dans des tonneaux avant d’être vendus par poignées dans des pochettes en papier kraft ou des sacs en plastique, à moitié morts ou fraîchement grillés, ils représentaient un mets de choix même pour les plus pauvres. Le Président en mangeait, paraît-il, des dizaines, grillés ou bouillis, puis trempés dans du chocolat.»
Le premier but du réfugié est de survivre et, une fois que c'est fait, ce but initial est vite remplacé par les ambitions générales de la vie.
Il y a quelque chose de perturbant dans le printemps à Washington, comme un conte édifiant mettant en garde contre une trop grande complaisance et des attentes trop fortes, qui semblent inscrites dans l’herbe et dans les arbres. Je croyais avoir appris depuis longtemps à juguler ces attentes, mais ça n’empêche rien, pars vrai ? Nous oublions qui nous sommes et d’où nous venons, et nous croyons avoir droit à beaucoup plus que ce que l’on mérite
Le dôme du Capitole semble planer devant nous et, si je me tourne juste un peu, je peux voir l'œil rouge briller au sommet du Washington Monument. (...) Une sorte de respect silencieux et presque terrifié me submergeait chaque fois que je voyais un de ces édifices. Ma mère et mon père disaient tous deux avoir ressenti quelque chose de similaire chaque fois qu'ils voyaient l'empereur d'Éthiopie - le pouvoir incarné, si l'on peut dire, en un seul homme.
-J'ai déjà bu une bouteille de vin. C'était mon cadeau de Noël, au travail. Deux bouteilles de rouge bon marché que personne ne commande jamais.
-Mais tu l'as bu quand même.
-Bien sûr. Je suis un homme qui a du goût, pas des moyens. Je l'ai bu en lisant du Rilke en allemand.
Que disait toujours mon père, déjà ? Qu'un oiseau coincé entre deux branches se fait mordre les ailes. Père, j'aimerais ajouter mon propre adage à ta liste : un homme coincé entre deux mondes vit et meurt seul. Cela fait assez longtemps que je vis ainsi, en suspension.
'Si ça te manque tellement, lui hurla-t-il un jour, pourquoi tu n'y retourne pas ? Comme ça t'auras plus besoin de dire sans arrêt, 'C' est comme l'Afrique', et 'On dirait l'Afrique'. Mais tu veux pas y retourner. Tu préfères que ça te manque confortablement ici plutôt que la détester chaque jour sur place.' Joseph n'avait rien à répondre à cela. Pour une fois, sa grandiloquence symbolisante le dépassait, lui aussi. Les mots 'Voilà ce que c'est qu'être Africain' planaient sans cesse au-dessus de toute conversation que pouvait avoir Joseph. C'était parfois miraculeux, sa façon d'arriver à caser ces mots-là. Il n'y avait pas de sport au monde qu'un esprit africain ne pût comprendre mieux que personne.
Je me disais que je n'avais absolument pas le droit d'espérer davantage, mais cela n'était guère consolateur quand en fait, ce que je voulais, c'était justement davantage.