EN REGARDANT LA NEIGE
La neige ne vient pas du ciel
mais vient d'un lieu plus lointain
Là où nous nous balancions
avant de naître ici
Elle vient du pays natal
où seule une balançoire vide est pendue
C'est pour cela
que nous sommes enchantés
par vos cheveux qui s'effritent au premier rayon de soleil
C'est une voix qui retourne à la vie
là où notre curiosité
notre silence n'atteignent pas
De ce lieu si lointain
accourt la neige
pour devenir enfin un morceau de couleur
Choix de poèmes, 1973
Chant d’un corps nu
Les rêves de mon corps
Si j’étais quelqu’un de chaleureux
au moins comme mon sang toujours chaud qui coule en moi
même les jours froids d’hiver
Si j’étais quelqu’un de doux au moins comme ma chair
Si j’étais quelqu’un de droit et ferme au moins comme mes os
Alors à présent en grande personne gracieuse
je rendrais humblement mon corps à cette terre vivante
Avant de le rendre je rencontrerais une fois
ton sang ta chair et tes os qui me manquent même en rêve
pour faire l’amour suprême
sur la terre qui vole en éclats
D’après une légende le Ciel n’ayant pu envoyer un dieu dans chaque foyer
y aurait envoyé une mère pour le remplacer
Alors je la rencontre dans le riz froid que je mange seule
Aujourd’hui
je deviens le riz froid du monde
UNE LETTRE À ÉCRIRE À L'AÉROPORT
Mon chéri, laisse-moi partir un an seulement, je t'en prie
Je m'en vais maintenant en vacances pour l'année
sabbatique du mariage
Depuis ce jour où l'on a fait le serment du mariage
debout côte à côte
pour être unis pour le meilleur et pour le pire
on est bien arrivé jusqu'ici avec courage
Il y a l'oasis dans le désert
ou est-ce l'oasis qui a son désert ?
En tout cas on s'est enraciné là-dedans
et les branches ont poussé assez touffues
Cependant, laisse-moi partir un an seulement, je t'en prie
Les soldats ont leur permission
et les ouvriers ont leur repos
Même les chercheurs tranquilles
partent se ressourcer pour l'année sabbatique
Maintenant je m'offre une année sabbatique
Maintenant je m'offre une année sabbatique comme eux
Mon chéri, laisse-moi partir une année seulement, je t'en prie
Je reviendrai après m'être retrouvée
Une dent de sagesse
Ma dent de sagesse que j’ai enterrée sur la montagne Keumgang
l’année dernière
quel germe donne-t-elle maintenant ?
Devient-elle lentement un diamant ?
Quand j’ai foulé le sol de Corée du Nord pour la première fois
pour réciter des poèmes sur la paix
avec des poètes venus de divers pays du globe
Ma dent que j’ai enterrée sur la montagne Keumgang
Écoute-t-elle à présent les oies sauvages et le bruit du vent froid ?
Écoute-t-elle tomber les feuilles d’érable ?
J’ai appris que c’était mon pays
mais le Nord était imprégné d’interdits et d’obsessions
Quand je m’enfonçais dans la montagne verte de Keumgang
soudain j’ai senti une pierre froide dans ma bouche
j’ai craché et j’ai vu que c’était une dent de sagesse cassée
alors je l’ai enterrée avec soin sur la montagne Keumgang
Une dent qui a poussé au Sud
je l’ai plantée dans la chair du Nord comme un symbole
alors tout mon corps s’est allégé en vacillant
On parle d’un noyau atomique qui se trouverait quelque part au Nord
mais quel noyau pourrait être plus sûr que cette dent ?
Comme si une greffe d’organe amicale avait eu lieu
il faisait doux au soleil couchant sur la montagne Keumgang
L’espoir c’est peut-être d’enterrer
comme une graine
une idéologie pareille à une dent cassée
En tendant mon long cou comme le roseau
ces jours-ci je regarde souvent vers le Nord
Déclaration de la fleur
Je me servirai de mon sexe
à ma façon comme je l'entends
j'empêcherai que l’État le contrôle
ou que les ancêtres s'en mêlent
[...]
Je ne me donnerai pas l'air d'être belle ou gentille
Je ne ferai pas semblant de tout connaître
Je prendrai tout simplement possession de mon corps
Sous le ciel
Au pays de la poésie
Je suis fleurie
Vivre avec un poète
Sur terre arrive le printemps
et s'en va l'été
Les enfants grandissent d'eux-mêmes
et chacun part vers son chemin
Mais quelle maudite passion
Je vis au service d'un poète
qui n'est bon à rien
Il construit un pays toute une nuit avec la fleur
sur la page blanche qui restera vierge
pour le détruire le lendemain matin avec la fleur
et il s'obstine à appeler cela révolution
Chant de la flèche
Chaque fois qu’on me le dit
je pleure toujours un peu
Tu vivras en te servant des mots
plus que de l’eau et du feu
en vérité plus que de l’argent
Alors tu dois ramasser beaucoup de mots
Et puis tu dois les dépenser comme il faut avant ton départ
Cependant on ne compare pas les mots à l’épée
mais à la flèche
car une fois utilisée, fichée quelque part
elle ne revient jamais
L’être vivant parmi les bois épais
de flèches aiguës, dès que fiché en plein cœur
c’est un poison qui pénètre à toute vitesse ou bien
c’est une flamme
Quand je vois l’amour qui commence par un mot nouveau
comme la première page d’un nouveau livre sacré
je pleure en sanglotant un peu
C’est de mots que tu te serviras avant ton départ
plus que de l’eau et du feu
ou bien de l’argent
car ils sont la plus belle des richesses
Chaque fois qu’on me le dit
oui, vraiment, je pleure un peu
Le poète invité
Le jour où le Président issu de l’armée m’a invitée à un dîner
estimant que même les hommes politiques devraient connaître un
peu de poésie,
je me suis arrêtée net en donnant le numéro de ma carte d’identité
pour accéder à la cour de la Maison Bleue
et j’ai aussitôt fait demi-tour (…)
À l’instar d’un écrivain de la région de New-York
qui a décliné sans hésiter une invitation à dîner à la Maison Blanche
de peur que les deux cents oies qu’il élève dans sa cour ne soient pas
nourries ce soir-là,
j’ai dit que je ne pouvais pas me rendre au dîner du Président
alors que je n’ai pas même une oie à nourrir (…)
Mon épouse
J’aimerais avoir une épouse
Une épouse pareille à une fleur
épanouie au printemps tel un rire éblouissant (…)
Quand je lui donne de l’argent que j’ai gagné
elle me prépare des repas (…)
Elle regarde toujours son mari d’un œil admiratif
Elle est ma colonie, elle m’appartient (…)
On dit qu’une telle épouse est en voie de disparition
comme un animal qui aurait vécu dans la jungle il y a longtemps
Oh, j’aimerais avoir cette sorte d’épouse :
une invention du dix-neuvième siècle qui est encore
absolument utile