L'absence de regard est coresponsable de la perte d'empathie à l'ère digitale. Dès son jeune âge, l'enfant se voit refuser le regard par sa personne d'attachement, qui a les yeux rivés à son smartphone. C'est précisément dans le regard de la mère que le petit enfant trouve appui, confirmation de soi et communauté. L'échange de regards construit la confiance originelle. L'absence de regard débouche sur une relation perturbée à soi-même et à l'autre.
Le sujet performant, épuisé, dépressif, est en même temps usé par lui-même. Il est fatigué, épuisé de lui-même, de la guerre qu'il mène contre lui-même. Incapable de sortir de lui-même, d'être dehors, de se fier à autrui, au monde, il s'acharne sur lui-même, ce qui aboutit, paradoxalement, à creuser et vider le Soi. Le sujet s'use comme dans la roue le hamster qui tourne toujours plus vite sur elle-même. (p. 21)
La société de transparence suit précisément la logique de la société de performance. Le sujet performant est dégagé de toute instance de domination extérieure qui le forcerait à travailler et l'exploiterait. Il est le maître et l'entrepreneur de lui-même. Mais la disparition de l'instance de domination ne mène pas à une véritable liberté, ni à une absence de contrainte, car le sujet performant s'exploite lui-même. L'exploitant est en même temps l'exploité. En l'espèce, bourreaux et victimes ne font plus qu'un.
Les informations et les données n'ont pas de profondeur. La pensée humaine est plus que calcul et résolution de problèmes. Elle éclaire et illumine le monde.
Le monde du XVIIIe siècle était encore un théâtre plein de scènes, de masques et de figures. La mode elle-même était théâtrale. Il n'y avait pas de différence essentielle entre un vêtement de ville et un costume de théâtre. Les masques aussi étaient à la mode. Les gens de la bonne société étaient véritablement amoureux des scènes, ils s'adonnaient aux illusions scéniques. Les coiffures des dames ("poufs") étaient façonnées en scènes qui représentaient ou bien des événements historiques ("pouf à la circonstance") ou bien des sentiments ("pouf au sentiment"). Pour représenter des scènes, on insérait aussi des figures de porcelaine dans les cheveux. On portait sur la tête tout un jardin, ou un navire entier toutes voiles dehors. Femmes et hommes maquillaient de rouge certaines parties de leur visage. Le visage lui-même devenait une scène sur laquelle on présentait certains traits de caractère à l'aide de petits pansements esthétiques comme la "mouche".
Les affections humaines sont remplacées par des évaluations et des likes et l'on ne fait plus, pour l'essentiel, que compter ses amis. La culture est transformée en pure marchandise.
La transparence est un état de symétrie. La société de transparence s'efforce ainsi d'éliminer toutes les relations asymétriques. Le pouvoir en fait aussi partie. Le pouvoir en soi n'est pas diabolique. Il est dans de nombreux cas productif et créatif. Il génère un espace de liberté et de jeu en vue de la mise en forme politique de la société. Le pouvoir participe aussi, dans une grande mesure, à la production de plaisir.
Les vagues d'indignation sont très efficaces pour ce qui est de mobiliser et de monopoliser l'attention... La société de l'indignation est une société du scandale. Elle est dépourvue de contenance, de tenue. L'insoumission, l'hystérie et la rétivité qui caractérisent les vagues d'indignation n'autorisent aucune communication discrète, objective, aucun dialogue. (p. 17-18)
La société positive est en train de réorganiser entièrement l'âme humaine. Dans le fil de sa positivation, l'amour s'aplatit lui aussi pour n'être plus qu'un arrangement de sentiments agréables et d'excitations sans complexité ni conséquences.
Nous préférons ajouter des sms plutôt que d'appeler : par écrit, nous sommes moins liés à l'autre. C'est ainsi que l'autre disparaît en tant que voix.