Extrait du livre audio « Un serment si noble et funeste » de Brigid Kemmerer, traduit par Lilas Nord, lu par Elsa Bougerie, Gabriel Bismuth-Bienaimé, Joséphine Demay et Damien le Délézir. Parution numérique le 24 avril 2024.
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Depuis la disparition de ma mère, mon père et moi, on est devenus deux planètes de chagrin qui suivent des orbites différentes et n'interagissent qu'en cas d'extrême nécessité.
Tu as perdu ta mère. J'ai encore la mienne.
Tu ne trouves pas ça étrange qu'on dise « perdu », comme si ces personnes étaient seulement égarées ? Ou alors il faut comprendre le terme différemment, on perd des gens parce qu'on ne sait pas où ils sont allés.
J'ai l'impression que tout le monde attend de moi que je surmonte enfin la mort de ma mère. La semaine dernière , ma meilleure amie m'a même cité un bouquin sur les différentes étapes du deuil, comme s'il y avait un planning à suivre.
Brandon nous a prises alors qu'on était dans les bras l'une de l'autre, les yeux fermés, et on devine à peine les larmes qui perlent sur nos cils. L'émotion est palpable alors même que l'image est minuscule. C'est une belle photo.
- Tu es vraiment doué, Brandon.
Je le pense. Il a toujours été bon, mais on est à des années-lumière de ce qu'il faisait au printemps dernier.
- C'est presque du gâchis d'utiliser un talent pareil pour l'annuaire du bahut.
- Merci, dit-il en ricanant. Et tu as raison. La moitié des gars de terminale remarqueront seulement que vos seins se touchent.
Les mots sont des mots. Lâcher un juron ne fait pas plus de moi un imbécile qu'utiliser le terme "polysyllabique" me rend intelligent. À vrai dire, dans les deux cas, ça donne surtout l'air très con.
« J’appuie mes mains contre mes yeux. Comme toujours, j’envie Harristan. Pas pour son trône, mais pour son ignorance de tout cela. Sa distance. Son privilège.
Peut-être que c’est la même chose.
Je n’arrête pas de me répéter qu’ils sont au moins huit à s’être échappés, et qu’il n’y en avait que deux ici. De me répéter que ces hommes n’auraient pas vécu beaucoup plus longtemps. Que j’ai agi par pitié, pas par cruauté, mais impossible d’en être sûr.
J’aimerais que ma tête se vide de toute pensée, que je puisse laisser l’obscurité envelopper mon esprit, pour me permettre d’être qui je dois être. À chaque fois que je pense, je pense à Tessa, à ses yeux noirs de reproche.
Elle ne me le pardonnera jamais. Elle ne me laissera plus jamais la toucher.
Je ne pourrai jamais échapper à ça. À qui je suis. Voilà ma vie de Justice du roi : Corrick le Cruel, l’homme le plus redouté du royaume. Le plus seul, aussi.
J’aimerais m’en moquer, pourtant j’ai les yeux qui piquent, qui brûlent. Je m’essuie le visage. C’est ridicule. Je n’ai pas pleuré depuis la mort de mes parents. Je ne vais pas m’y mettre maintenant.
Une larme m’échappe tout de même et je la chasse d’un revers de manche. Elle est humide : je viens d’étaler du sang sur ma joue.
Je donne vie aux cauchemars, ai-je dit à Tessa. Je dois en être l’image vivante. »
Je mesure ma chance de participer à cette aventure insensée avec toi...
(Surtout parce qu'on s'empêche, mutuellement, de sauter du train en marche.)
(p. 7)
Un jour, j'étais interne à l'époque, deux médecins, des hommes, ont mis un film porno devant moi. Quand je leur ai demandé d'arrêter ça, ils se sont payés ma tête, en me disant que j'étais incapable de regarder un corps humain en face. Je me suis sentie bête. J'ai accepté ce genre de comportement pendant trop longtemps, parce que j'étais convaincue que les femmes étaient obligées de subir ça.
« Ces mots véhiculent tant de souffrance que j’en tressaille presque. Je retiens mon souffle un instant.
Je tends la main pour toucher la sienne, comme elle l’a fait tout à l’heure. Comme nous l’avons fait des centaines de fois dans les bois, quand les nuits étaient trop rudes.
Je m’attends à ce qu’elle s’écarte, mais elle ne bouge pas. Alors je referme mes doigts sur les siens et nous contemplons les lumières de la ville.
– Tu n’es jamais dupe de mes faux-semblants, dis-je d’une voix rauque.
Elle lève les yeux vers moi et je déteste l’espoir que j’y lis. Ça me rappelle tellement notre dernière nuit dans les bois, quand je lui ai promis de revenir – et que je ne l’ai pas fait. Je suis voué à la décevoir. La prison pleine de contrebandiers suffirait à le prouver.
Mais je n’arrive pas à la lâcher. »
[Rubrique nécrologique]
Zoe laisse un époux Charles, et une fille, Juliet.
« Laisse ». (…) Le vocabulaire qu'on utilise pour parler de la mort est étrange. Comme si on cachait quelque chose.