En 1929,
George Orwell, à court d'argent après avoir renoncé à l'uniforme de la police impériale qu'il portait en Birmanie, se retrouve à faire la plonge dans un hôtel parisien, avant de gagner Londres dans l'attente d'un travail plus rémunérateur.
Les deux parties du livre sont très différentes. À Paris, la misère contre laquelle il se débat nous vaut un récit rageur qui conjugue la faim et la débrouille. Orwell doit subsister avec 6 francs par jour et découvre qu'il est effectivement possible de vivre ainsi, mais à condition de ne penser qu'à ça, avec une volonté à la fois tendue et rabougrie de ne pouvoir se porter sur une quelconque ambition qui ne soit survivre: "un homme qui a passé ne serait-ce qu'une semaine au régime du pain et de la margarine n'est plus un homme mais uniquement un ventre, avec autour quelques organes annexes."
La grande corporation des pauvres ne songe donc qu'à trouver un lit et de la nourriture et déploie pour ce faire une inventivité sidérante: les uns vendent des vues de la tour Eiffel dans une enveloppe close pour les écouler au prix d'images pornographiques; d'autres se font passer pour une organisation communiste clandestine prête à rétribuer des articles subversifs si tant est que le futur journaliste verse d'abord sa cotisation.
Avoir un travail permet de se sortir de la mouise, mais au prix d'une vie de forçat, de 60 à 100 heures de labeur par semaine. "La femme que je remplaçais avait bien la soixantaine et elle restait rivée à son bac à vaisselle, treize heures par jour, six jours par semaine, toute l'année durant. [...] Cela faisait une curieuse impression de voir que, malgré son âge et sa condition présente, elle continuait à porter une perruque d'un blond éclatant, à se mettre du noir aux yeux et à se maquiller comme une fille de vingt ans. Il faut croire que soixante-dix-huit heures de travail par semaine ne suffisent pas à étouffer toute envie de vivre chez l'être humain."
La description du travail effectué pour faire tourner un restaurant est absolument épique. Dans cette Iliade des cuisines, des héros s'échinent à finir une besogne toujours à recommencer: "Entre minuit et minuit et demi, je faisais de mon mieux pour tâcher de finir la vaisselle. le temps manquant pour faire un travail convenable, je me contentais d'essuyer la graisse qui restait au fond des assiettes avec des serviettes de table. Quant au sol, je le laissais dans l'état où il était ou prenais un balai pour expédier le plus gros de la saleté sous les fourneaux. [...] En général, j'étais au lit à une heure et demie du matin. Il arrivait que je manque la dernière rame, et je devais alors dormir par terre dans le restaurant. Mais je n'en étais pas à ça près : à pareille heure, j'aurais dormi sur les pavés."
À Londres, en revanche, Orwell, qui sait que la vache enragée va bientôt se terminer pour lui, se contente d'aller d'un asile de pauvres à un autre en attendant le retour de son futur employeur. le texte devient un reportage, embedded, certes, mais un reportage tout de même, qui étudie l'argot spécifique à la classe ouvrière ou propose un plan propre à améliorer le système des asiles de nuit. C'est loin d'être inintéressant mais le ton plus distancié n'a pas la même force.
Cette expérimentation de la dèche a bien sûr une importance Kapitale dans la gestation des idées socialistes d'Orwell; sa réflexion sur le sens du travail, notamment, vaut le détour.
Il est d'autant plus effrayant de lire sous la plume de cette figure de la gauche anti-stalinienne autant de références antisémites. Avec le plus grand naturel, Orwell signale que les Juifs (qui n'ont jamais d'autre identité) volent plus malheureux qu'eux et vendent leurs propres filles: "Fie-toi à un serpent plutôt qu'à un Juif".
La répétition tranquille de ces horreurs (35 occurrences, quand même !) donne à cette révolte contre la misère prolétaire un goût plus qu'amère que les désordres de notre temps ne risquent pas d'adoucir.