Pour son nouveau roman,
Barbara Kingsolver a pris le parti de transposer
David Copperfield, le roman d'apprentissage de
Charles Dickens en Amérique d'aujourd'hui, dans les Appalaches, chez chez les Hillbillies, ces blancs pauvres décrits avec de nombreux stéréotypes comme de frustes pèquenauds.
David Copperfield fournit le casting et l'intrigue. Avec une mémoire plus fraiche de ce roman, je pense que j'aurais pris encore plus de plaisir à la lecture, à comparer avec le matériel source, à dénicher les variations et les inspirations. Mais même sans cela, la réussite du roman de
Kingsolver s'impose haut la main.
« Déjà, je me suis mis au monde tout seul ». C'est la première phrase qui nous place d'emblée dans la vie de Damon Field, surnommé Demon Copperhead du fait de ses cheveux roux, dès sa naissance dans la caravane de sa très jeune mère, junkie, « hors du coup » qui s'est équipée de gin, amphétamine et de vicodine pour accoucher complètement défoncée.
Le roman repose entièrement sur la verve de la voix du narrateur, immédiatement attachante. Damon déroule rétrospectivement sa vie entre innocence intacte, ironie blasée et magnétisme espiègle. Et l'élan narratif que parvient à créer l'autrice est remarquable, galopant le lecteur à travers moultes péripéties, l'emportant dans une ruée de mots pleine de détails à la granularité vive et concrète. Cet infatigable flot d'action tient en intensité maximale sur 600 pages, un tour de force, évoluant toujours à hauteur d'enfant, puis d'adolescent et de jeune homme, en conversation permanente avec le lecteur qui a l'impression de vivre littéralement aux côtés de Damon, pendant chaque minute de sa vie.
Barbara Kingolver utilise le feu de l'esprit de Damon pour éclairer les recoins sombres des Etats-Unis. de la même façon que Dickens proposait une peinture sombre de la condition enfantine dans l'Angleterre, elle fait un examen féroce de la pauvreté contemporaine, avec en toile de fond la crise des opioïdes, et de ses effets néfastes sur l'enfance. On sent à quel point l'autrice est animée d'idéalisme et de souci de justice sociale, de colère aussi, face à un triste constat toujours d'actualité dans le pays le plus riche de la planète
« Pauvres mômes. On est censés dire, regardez-les, ils ont fait de mauvais choix qui les a conduits à une vie de misère. Mais des vies se vivent là, en cet instant précis, se glissant entre les brossez-vous-les-dents, les bonne-nuit-les-petits et les chariots de supermarché remplis à ras bord, où ces mots n'ont pas cours. Des enfants, des choix. Ils étaient déjà pourris, les matériaux avec lesquels on devait construire notre vie. Notre seul repère, c'était un garçon plus âgé qui n'avait lui-même jamais connu la stabilité et qui essayait de nous rassurer. On avait la lune à la fenêtre pour nous sourire un instant et nous dire que le monde nous appartenait. Parce que nos parents s'étaient tirés quelque part et avaient tout laissé entre nos mains. »
Les épreuves que doit affronter Damon sont terribles ( misère endémique, dépendance à l'Oxycontin de Purdue Pharma, défaillances des institutions de santé et de protection à l'enfance, entre autres, multiples deuils ). Et pourtant, alors que l'aspect mélodramatique est très chargé, parfois redondant, parfois peu subtil, il n'est jamais sinistre ou englué dans un misérabilisme pathos car Damon poursuit sa quête d'expression de soi avec une énergie résiliente et une dignité qui le font avancer vers un équilibre émotionnel à conquérir, difficilement mais à portée tout de même. J'ai trouvé la fin très belle, équilibrée et suffisamment ouverte pour laisser l'imagination du lecteur s'envoler.
Je ne suis pas passée loin du coup de coeur. La prose technicolor de
Kingsolver est très vivante, éclairée parfois par des phrases à l'évidence fulgurante.Peut-être aurais-je aimé plus de pépites comme celle-ci, qui me sont allées droit au coeur avec leur poésie mélancolique :
« Jaime bien penser à l'océan, et à tout ce qui vit dedans. C'est un peu mon désinfectant à cerveau, ça me calme. »
« On s'est rallongés tous les deux et elle m'a regardé dans les yeux, et on a été tristes ensemble un petit moment. J'oublierai jamais comment c'était. Comme ne pas avoir faim. »
« Je nous imaginais nous tenant la main, peut-être avec un chien à nous. On serait devenus des adultes. C'est tellement plus sûr que d'être un enfant. »
Ce que je retiens en tout cas, c'est que, lorsqu'on naît avec si peu d'étoiles au-dessus de la tête et si peu de choix, être un héros, c'est parfois simplement survivre contre toute attente.