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Critique de Creisifiction


Roman délibérément foutraque, excessif et picaresque, baignant dans une intertextualité foisonnante et explicite (Cervantès, bien-sûr, mais aussi Les Aventures de Pinocchio, de Carlo Collodi, La Conférence des Oiseaux, du poète soufi persan Farîd al-Dîn Attâ, ou encore Rhinocéros, d'Eugène Ionesco - entre autres), avec QUICHOTTE, Salman Rushdie fait preuve d'une plume toujours aussi somptueuse et d'une liberté de ton que personnellement je trouve époustouflantes.
Après la lecture de «Furie», publié en 2001 (quelques semaines avant les attentats du 11 septembre), déjà une critique mordante de la société américaine à l'aube du néo-libéralisme triomphant et de sa révolution numérique -roman ayant apparemment inauguré un cycle nouveau dans l'oeuvre de S. Rushdie, dont QUICHOTTE serait le quatrième volet-, je retrouve avec plaisir ici, encore une fois, quelques-uns des ingrédients que j'apprécie particulièrement dans la littérature contemporaine, en tout cas dans celle qui se joue, à mon humble avis, dans la «cour des grands» : les envolées endiablées et complexes d'un DeLillo ou d'un Bolaño, susceptibles d'extraire un lyrisme incendiaire du chaos ou du grotesque, captant en instantanés aussi éphémères que des Polaroïds floutés ces lignes de force insaisissables et paradoxales qui nous ballotent ; les mélanges savamment dosés d'érudition et de pop-culture d'un Eco, ou encore cet art subtil d'un Murakami invitant naturellement le lecteur à faire des aller-retour quasi imperceptibles entre le réel et l'imaginaire...
Il serait inutile, me semble-t-il, d'essayer de résumer ce qui se présente ici au départ comme un road-trip atomisé, érotomane et mystico-paranoïaque, sorte de plongeon en apnée dans les arcanes cauchemardesques de l'Amérique à l'heure trumpiste, entrepris par Ismail Smile/Quichotte, représentant de commerce pharmaceutique d'origine indienne, parti rejoindre à New York sa bien-aimée putative, Salma R./Dulcinée, animatrice star d'un talk-show devenue reine incontournable de la télévision américaine, au même titre que Oprah Winfrey. Impossible, dans le cadre d'un billet comme celui-ci, de développer les nombreuses strates narratives, en cascade ou en miroir, par rapport à cette «impossible quête» de Smile/Quichotte. En effet, jusqu'au bout, celles-ci ne cesseront de s'étager, de se superposer, de s'enchevêtrer, les personnages de se dédoubler, les commentaires de toutes sortes de se ramifier, les généalogies accessoires de se décliner, amenant parfois, il est vrai, même le plus attentif des lecteurs à se sentir quelque peu débordé par tant d'imagination et par tant d'entrées possibles à sa lecture! (Après tout, ce n'est pas le propre des grandes épopées d'aventure, tel le grandiose chef d'oeuvre de Cervantès, ou de certains des plus célèbres romans de style picaresque d'égarer par moments leurs lecteurs?).
Par l'intermédiaire d'un astucieux double de lui-même (Sam DuChamp, ou Brother, personnage auteur du QUICHOTTE, livre dans le livre), Salman Rushdie, tout en déployant un récit en train de devenir récit, nous livre de surcroît une réflexion magistrale sur les frontières ténues séparant réalité et création littéraire, et nous fait une démonstration brillante de l'existence de cette zone de brouillard dans une oeuvre artistique où deux mondes, réel et imaginaire, peuvent communiquer assez aisément, où des portes d'«univers parallèles» sont susceptibles de s'entrouvrir, permettant, par exemple, à l'auteur d'entrevoir certains de ses personnages «qui cherchent désespérément à s'enfuir de cet univers miniature, de cette boule de verre, boule de neige sans la neige qui avait commencé à se craquer».
Ce même vertige peut également s'emparer du lecteur. Entre autres, et tout particulièrement en ce qui me concerne, lors du dénouement de l'histoire de Quichotte, tel qu'il est imaginé et raconté par Sam DuChamp, et de sa déconstruction concomitante par l'auteur fictif lui-même, ce dernier affirmant en définitive qu'aucun livre ne pourrait raconter «l'histoire au complet de toutes choses, pas même la dernière histoire si triste qui raconte comment le tout est devenu le rien, parce qu'il n'y a plus de conteur, plus de main pour écrire, plus d'oeil pour lire, de sorte que le livre qui raconte comment tout est devenu rien ne peut pas être écrit, de même que nous ne pouvons écrire l'histoire de notre propre mort, c'est là notre tragédie, d'être des histoires dont on ne peut pas connaître la fin, pas même nous, puisque nous ne sommes plus là pour l'entendre».

Ainsi, tout en affichant ouvertement son souhait de s'en prendre «à la sous-culture abrutissante et destructrice de notre époque», au suprématisme blanc et à la violence endogène à la société américaine, entretenue par le discours très officiel d'un trumpisme alors toujours conquérant, QUICHOTTE ouvre-t-il en même temps le lecteur à une vision du monde en trompe l'oeil, critique, ingénieuse et rédemptrice : «entre Quichotte et la réalité, je choisis Quichotte», aurait apparemment déclaré Rushdie lors d'une interview à propos de son livre.

Ambitieux, souvent jouissif et hilarant, QUICHOTTE est un roman incontestablement virtuose, multiple et prolifique, à la fois accessible et exigeant. Il semble avoir partagé les avis, et de la critique littéraire et du lectorat babélien.

Dans une nouvelle publiée dans «Fictions», Borges avait aussi créé un personnage, Pierre Ménard, qui avait réécrit à l'identique le Quichotte, avec néanmoins un résultat supposé supérieur à l'original(!). Qui créé quoi en fin de compte ? Qui, à la limite, a créé Salman Rushdie qui a créé Sam DuChamp, qui a créé Ismail Smile, ou Quichotte -qui avait d'ailleurs déjà été créé par Cervantès-, et qui à son tour a créé son Sancho à lui, son fils imaginaire, qui, enfin, avait créé Jiminy Cricket, ce dernier lui-même ayant aussi déjà été créé auparavant par un auteur italien, Carlo Collodi?
Si jamais dans cette folle sarabande solipsiste un de ces éléments cessait subitement d'exister pour un autre, toute la chaîne risquerait de se briser. L'enchantement se déferait et la magie de la littérature cesserait alors d'opérer? Probablement.

Sérieusement parlant, qui, en définitive, serait en mesure d'affirmer qu'il est possible de trancher à chaque fois et complètement, entre réel et fiction, entre rêve et réalité, entre mémoire et imagination, entre les personnages créés et l'auteur de ces derniers? Entre Quichotte ou pas Quichotte?
Sam DuChamp arrive lui à la conclusion que «l'histoire racontée peut être plus sage que son narrateur» et que «de la même façon qu'un fils réel peut devenir irréel, un fils imaginaire peut devenir un véritable fils», ou encore (telle cette Amérique de Trump, pourrait-on rajouter, petit sourire en coin...) qu'«un pays réel tout entier pouvait se transformer en une «réalité» proche de l'irréel»!
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