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Critique de HordeDuContrevent


Jubilatoire ! Féroce ! Férocement jubilatoire ! Pourtant la couverture n'attire pas vraiment l'oeil, le titre encore moins…mais oui, ce livre est tout simplement un régal, il est excellent ! J'ai ri, parfois aux éclats.

Abel Quentin, dans un ton enjoué, sarcastique et vif, découpe finement au scalpel l'évolution de la lutte antiraciale et, par là même, celle de notre société, ses travers, ses évolutions générationnelles, ses mutations professionnelles, ses moyens de communication incontrôlables parfois dévastateurs. Sa soif absolue de vérité, d'égalité et de justice aussi qui engendre une forme d'intransigeance et des codes qu'il est facile d'outrepasser quand on ne les comprend pas, précisément, ces codes. C'est d'une justesse incroyable et ce n'est pas que jubilatoire…c'est drôlement instructif. A présent le wokisme n'a plus de secret pour moi !

Jean Roscoff, bedonnant universitaire retraité, bien porté sur la bouteille, politiquement à gauche comme en atteste indéniablement, pense-t-il, ses engagements à SOS Racisme dans les années 80, va s'attirer les foudres des wokes sur les réseaux sociaux. Les wokes, les «éveillés », les « conscientisés », celles et ceux qui sont conscients des injustices subies par les minorités, qui font de cette conscience un militantisme contre toute forme d'appropriation culturelle. L'insupportable petite amie de sa fille, Jeanne, est précisément woke et nous le savons dès la première phrase du livre :

« Nous sommes tous des enfants d'immigrés »… Ça veut dire quoi, ça ? Vous pensez vraiment que vous pouvez ressentir le dixième de ce que ressent un immigré ? Vous ne pensez pas qu'il était temps de les laisser parler, les « enfants d'immigrés » ? de ne plus confisquer leur voix ? Jeanne, la nouvelle copine de ma fille avait un regard dur, la bouche pincée. Elle me faisait penser à une puritaine qui aurait vécu dans l'Iowa, disons, en 1886. Sa mâchoire était contractée sous l'effet d'une souffrance continue".

Donc les wokes vont le clouer au pilori suite à son essai intitulé justement « le voyant d'Étampes » et portant sur un poète américain, un dénommé Robert Willow. Exilé en France dans les années 60 suite à la vague du Maccarthysme, ce poète aura côtoyé la bande de poètes communistes, notamment Jean-Paul Sartre, avant de s'isoler en banlieue parisienne, à Étampes, et de se tuer dans un accident de la route. Jean Roscoff, qui a le don de se passionner pour des sujets qui n'intéresse personne, va ainsi écrire un essai sur ce poète. Il espère que cet essai va lui permettre d'atteindre enfin une forme de renaissance, une reconnaissance sur le tard. Il relate donc avec passion l'engagement communiste du poète. Sa distance et son isolement ensuite.Sa poésie presque médiévale. Sauf que Roscoff néglige un détail, un petit détail : le poète était noir. L'universitaire voit avant tout en effet le poète exilé, il voit l'homme, sa solitude, ses errances, et ne pense pas à le définir par son identité raciale, car c'est réellement un détail pour lui. Sauf que pour les wokes, ça veut dire beaucoup. Et voilà notre homme renvoyé à son état d'homme blanc qui s'arroge le droit de s'accaparer l'identité de l'homme noir, de l'effacer, de le rendre invisible…Voilà ce que Jean Roscoff découvre, sonné, au lendemain de la sortie de son livre et de son intervention dans un petit bar confidentiel :

« La couleur de la peau du poète semble une contingence trop vulgaire, une précision inutile. le poète selon Roscoff est un ange, un être séraphique qui plane, gracile, au-dessus de son temps. Mais peut-on séparer l'oeuvre des circonstances dans lesquelles elle a vu le jour ? À certains moments, le déni ressemble furieusement à la mauvaise foi. (…) Déni, vraiment ? Il est permis de se poser la question ».

Cette critique va devenir affreusement virale…et Abel Quentin de nous en expliquer l'engrenage implacable. Engrenage des réseaux sociaux et de la sphère médiatique entre les dents duquel va se faire broyer Roscoff accusé d'une chose qu'il ne connait pas : l'appropriation culturelle… Cette critique aura le mérite d'ébranler les certitudes de notre homme (est-il raciste au fond ? quelles sont les raisons profondes de son adhésion à SOS racisme dans les années 80 ? N'a-t-il pas écrit l'histoire de ce poète à l'aune de ses propres biais, avec ses lunettes et son obsession du communisme aux États-Unis sans réaliser que, peut-être, Willow fuyait également la ségrégation raciale ?) avant de le faire chuter encore plus bas qu'il n'était déjà…ce petit blog sans danger n'étant finalement pas une goutte de fiel dans le néant comme il a cru au tout début.

Le décalage de ce sexagénaire avec les codes, les prises de positions et les vérités péremptoires de la jeune génération est radiographié avec un mordant et une justesse impitoyable. L'auteur appuie avec délectation là où ça fait mal et dit tout haut ce que beaucoup pensent tout bas de peur d'être voués aux gémonies…Cette crainte aujourd'hui, cette hésitation entre le silence sur le genre ou la race car cela nous apparait soit sincèrement secondaire, la personne important avant toute chose et ne peut être réduite justement à son genre, sa race, soit gênant ; ou au contraire la mise en valeur de ces éléments contextualisant et expliquant un parcours…Tiraillements entre des injonctions contradictoires…Je comprenais Jean tout comme j'ai aimé sa façon bougonne de se remettre en question. C'est la grande force du livre : s'il montre les hussards du wokisme d'un oeil impitoyable, il ne leur donne pas tort non plus. Il illustre le décalage de ton, l'évolution de la lutte anti-raciste qui est plus subtile aujourd'hui qu'un simple « Touche pas à mon pote ».
Sa détresse de ne plus comprendre dans quel monde il vit, de ne plus avoir les codes, de se marginaliser peu à peu, est particulièrement touchante.

« On ne dira jamais assez le vertige de celui qui réalise qu'il n'est plus dans le coup. Quelques individus de ma génération compensaient ce vertige par le fait qu'ils étaient en responsabilité. Ils avaient encore prise sur quelque chose, un travail, une tribune, un engagement associatif. Ils étaient encore, du point de vue économique, du point de vue du pouvoir, dans le jeu. Dans le game, aurait dit Léonie ».

Quant au style, Abel Quentin a un talent certain. Il a notamment une façon de croquer ses personnages tout à fait truculente, sans jamais tomber dans la caricature, c'est un régal et témoigne d'une grande finesse d'observation…tout comme l'est celle de résumer un milieu, que ce soit le milieu universitaire (des passages d'anthologie), le milieu professionnel du coaching…

« le jeune dandy à crinière n'était plus. Quelques vestiges perpétuaient son souvenir : lippe charnue, sourcils épais et regard bleu horizon. Pour le reste, je ne me faisais pas d'illusion. J'étais un sexagénaire aux jambes maigres, avec une bedaine ; morphologiquement, je ressemblais à un poulet-bicyclette »

« La fac était le décor familier qui me déprimait autant qu'il me rassurait et c'était celui des ensembles en béton, de la morgue intellectuelle, des rétributions symboliques, des cols roulés, des publications pointues, des colloques jargonneux, des photocopieuses en panne, des jeux de pouvoir invisibles, ascenseurs vétustes et amiantés, chapelles, culte des titres, grades, étudiants chinois effarés, acronymes mystérieux, baies vitrées sales, syndicats sourcilleux, cartons de tracts crevés, tags fripons dans les chiottes, c'était cette vieille ruine au charme inaltéré : l'Université. J'y avais passé près de quarante ans, elle ne m'avait pas ouvert les portes aussi grandes que je l'aurais souhaité, elle m'avait déçu mais enfin c'était mon monde, mon environnement naturel ».

Il m'est d'avis que ce mot de woke, dont nous entendons beaucoup parler, va certainement rentrer dans le dictionnaire prochainement tout comme a été sacralisé le mot cluster. En attendant soyez éveillés et conscients d'avoir là un livre à ne surtout pas manquer, plongez dans ce livre qui vous donnera quelques courbatures aux zygomatiques, aucune hésitation, vous ne commettrez ainsi aucun impair !!


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