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Critique de karmax211


"J'ai coupé à la machette des hommes, des femmes, des enfants qui vivaient à côté de moi.
J'ai fait ce qu'aucun animal ne fait.
Je l'ai fait tous les jours de huit heures du matin à quatre heures de l'après-midi. Pendant cent jours.
Je rentrais ensuite dîner chez moi avec ma femme et mes enfants.
Parfois, je leur rapportais de la viande, parfois des jouets ou des vêtements volés dans les maisons de ceux que je tuais.
Je me racontais et me raconte encore aujourd'hui que nous pensions ainsi résoudre tous nos problèmes, que nous n'avions pas le choix, que nous pouvions être punis de mort si nous ne le faisions pas, que tout le monde au village le faisait.
Je prends conscience de ce que j'ai fait et, vous, survivants, je vous demande pardon pour vous et pour tous vos proches que j'ai tués de mes mains, pour vos maris, vos femmes, vos enfants, vos parents, qui ne m'avaient rien fait et que j'ai coupés à la machette."

Ce qui a scandé ma lecture du roman de Jean-Félix de la Ville Baugé, c'est l'étrange, insistante, cruelle mais sans pathos "litanie" du verbe "couper".
Il est omniprésent, tout-puissant et pourtant si "banal" dans sa simplicité lexicale.
C'est ça "la banalité du mal" dont parlait Hannah Arendt, couper pendant cent jours tel un fonctionnaire, de huit heures du matin à quatre heures de l'après-midi, plus de 800 000 chairs, 800 000 vies, rentrer le soir pour retrouver son train-train quotidien, faire sonner le réveil le matin pour repartir à la tâche et effectuer cette dernière machinalement, répétitivement...
Comme le disait Primo Levi : "ceux qui sont dangereux, ce sont les hommes ordinaires, les fonctionnaires, prêts à croire et à obéir sans discuter."

Cette "banalité du mal", l'auteur a su la faire passer à travers un style épuré, d'une simplicité telle, que les 236 pages de son roman se lisent d'une traite avec aisance.
Mais l'épure et le banal ont cette qualité presque inattendue, surprenante, insoupçonnée, qu'ils sont à "double tranchant"; ces mots simples portent en leur sein tout le poids du tragique, toute l'horreur du crime, toute l'injustice de la faute inexpiée... parce que inexpiable ?

J'ai pas mal de lectures à mon actif sur le génocide rwandais de 1994. Les dernières étant – Notre-Dame du Nil – de Scholastique Mukasonga et – Petit Pays - de Gaël Faye.
J'avoue qu'il faut un très bon bouquin pour ne pas me donner l'impression du "déjà lu"...
- Magnifique – a réussi par son apparente simplicité, sa force contenue, ses cris rentrés à m'offrir ce type de lecture revisitée, renouvelée...

Magnifique est une jeune fille tutsie d'une grande beauté, une petite villageoise de dix-sept ans, qui vit dans un petit village rwandais où cohabitent, sous tension(s), Hutus et Tutsis.
Magnifique est la fille d'un couple dont le père est un agriculteur modeste ; la mère tricote.
"Elle tricotait des pulls, des jupes, des napperons, dont nous n'avions nul besoin. Quand la laine se mit à manquer, elle continua à tricoter. Elle restait le plus souvent dans la maison, entrechoquant ses aiguilles sans fil."
Leur vie est rythmée par le travail du père, l'école où se rend Magnifique, les brimades que les Hutus réservent aux "cancrelats" que sont pour eux les Tutsis et l'écoute de la Radio Mille Collines.
Le 6 avril 1994, après le crash de l'avion du Président rwandais, le massacre commence.
Magnifique va être l'unique rescapée tutsie de son village.
Recueillie par une organisation humanitaire, elle va s'éprendre de Jérôme, un jeune homme suisse qui est tombé sous le charme de Magnifique et qui la veille jour et nuit durant ses longues semaines d'hospitalisation.
Jérôme est Suisse.
Follement amoureux de Magnifique, il va l'épouser.
Ils vivront à Genève dans une belle maison, auront des enfants... mais la jeune fille tutsie portera toujours en elle l'indicible...
Au cours d'une visite médicale, elle apprend qu'elle est atteinte d'une tumeur et doit être opérée.
Sentant sa fin possible, Magnifique décide de coucher sur le papier tout ce qu'elle a vécu et dont elle n'a jamais parlé.
Le cahier devra être remis à Jérôme si l'intervention se passe mal...

À travers le drame intime de Magnifique, l'auteur réussit le tour de force de faire revivre celui du génocide et, ce passage m'a bluffé, au prétexte d'une émission télé à laquelle Magnifique est invitée en qualité de témoin face à un contradicteur érudit, le génocide en question est abordé, "analysé" sous différents angles qui sont rarement ou peu évoqués dans des romans de ce genre. Beaucoup de questions sont alors posées dont L Histoire donnera un jour peut-être les bonnes réponses... Un passage très "déstabilisant" mais subtilement insidieux de l'ouvrage.

Je ne veux pas en dire davantage.
Lisez ce livre, dont la lecture est à la fois plaisante, touchante, interpellante et offre matière à réflexion.

Je tiens à adresser un grand merci à Babelio et aux éditions Télémaque pour cette excellente découverte.
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