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Critique de zenzibar


Spécialiste de Michel Foucault, Frédéric Gros est l'auteur de « Marcher une philosophie » qui, en 2009 connut un succès commercial légitime. Quelques années après Michel Onfray et notamment son « Anti manuel de philosophie », dans un style plus sobre, Frédéric Gros faisait oeuvre pédagogique en démontrant que la philosophie pouvait être appréhendée à travers des situations du quotidien, telles que la marche, qu'il s'agisse du simple déplacement urbain ou au grand air.
Frédéric Gros reprend la recette de « Marcher.. », il met en ordre de bataille les stars de la sagesse (occidentale) pour argumenter sur la dialectique obéissance/désobéissance, dans un propos qui se veut clair et didactique, sans être académique.

L'obéissance est le ciment de la société, en premier lieu avec l'ordre judéo-chrétien même si celui-ci n'exerce plus son pouvoir comme par le passé. La malédiction du péché originel provoquée par le refus d'obéissance à Dieu, la tentation de la chair et de la connaissance. L'homme doit faire soumission au Dieu biblique.
Il faudra attendre Spinoza, Marx et Nietzsche dans des registres différents pour dévoiler et dénoncer les ressorts de la création et du pouvoir de ce Dieu anthropomorphe, qui punit, culpabilise…
Mais si en apparence l'homme s'est libéré de cette aliénation religieuse d'autres formes d'idéologies, d'autres idoles asservissent le monde contemporain.

Si dans « Marcher… » Frédéric Gros prend le lecteur par la main pour l'introduire à l'univers de sages le faire cheminer paisiblement, comme on alimenterait un herbier, on guetterait le lever du soleil sur les crêtes dentelées, dans « Désobéir » c'est le poing levé que le philosophe accueille le lecteur.
Poing levé pour appeler à la révolte, ne plus accepter l'inacceptable. Ne plus accepter ce « modèle » planétaire qui produit la paupérisation de l'immense majorité et entretient les privilèges injustifiés d'une minorité, provoque une désertification spirituelle, conduit à une catastrophe écologique fatale.

En cela, le philosophe rejoint d'autres réquisitoires incisifs, comme ceux (liste non exhaustive…) de Stiglitz sur les méfaits de la finance (« La grande désillusion » 1997) et la grande récession de 2008 (« le triomphe de la cupidité » 2013), de Valérie Charolles sur les manipulations idéologiques relatives aux problèmes budgétaires et macroéconomiques s (« le libéralisme contre le capitalisme » 2006, « Et si les chiffres ne disaient pas toute la vérité ? 2008), de Pierre Rabhi et Jean-Pierre Dupuy sur la crise écologique et spirituelle (« La convergence des consciences » 2016 « La marque du sacré » 2009). Assez curieusement, alors que ces questions existentielles d'actualité constituent la rampe de lancement de son livre, l'auteur de « Désobéir » ne cite aucun de ces analystes ou d'autres dans la même radicalité et préfère appeler à la barre les philosophes du panthéon classique, antiques ou contemporains.

Les politiques sont imposées comme répondant à des lois scientifiques, une réalité « objective » qui devient un impératif catégorique kantien, les « marchés » ces idoles modernes auxquelles il faut faire des sacrifices pour ne pas provoquer leur courroux et leur colère. On pense au « salammbô » de Flaubert. Sacrifier à Baal les enfants pour apaiser la divinité et faire pleuvoir.
Iconoclaste le rapprochement ? Est-ce que le sacrifice des droits sociaux sur l'autel du « CAC 40 », le démembrement de ce qui reste de l'Etat providence sont légitimes ? Est-ce que l'existence de ces droits sociaux est à l'origine de la grande récession apparue en 2008 ?
Dans ces politiques d'austérité sans fin il y a incontestablement une dimension punitive, comme si la vie pouvait se résumer à la fable de « la cigale et la fourmi » de la Fontaine.
On retrouve Nietzsche et sa seconde dissertation (« La faute »…) de « la généalogie de la morale », la culpabilisation, comme instrument de domination.

Le propos de Frédéric Gros est sans ambiguïté, Il est plus qu'urgent de désobéir de ne plus accepter cet « ordre »politique, économique, idéologique mortifère.
Comment désobéir, remettre en cause l'ordre, alors que depuis Hobbes, Locke, Rousseau il semble établi que hors du contrat politique, point de salut, c'est le retour à l'état sauvage le plus brutal ?
Le conformisme est si confortable, si sécurisant et le prix à payer n'est-il pas exorbitant ? Perdre sa place dans la chaine alimentaire, tous ces sacrifices, ces souffrances pour un statut social ou tout simplement pour survivre. Dans l'univers romanesque mais pas si éloigné que cela de la réalité, Winston Smith le héros de « 1984 » de Georges Orwell qui se révolte avec l'issue épouvantable que l'on sait. Non cité par l'auteur, on pense aussi à Tomas dans le chef d'oeuvre de Kundera, «L'Insoutenable légèreté de l'être », le courage de pas obéir, avec la menace de tout perdre y compris la vie..

La motivation et les causes des actes d'obéissance/désobéissance sont complexes et en définitive il existe une réversibilité une ambivalence.

Le cas de Socrate, figure de proue de la philosophie occidentale, interpelle à cet égard. Condamné à mort injustement, son ami Criton lui offre la liberté par la fuite. C'est le dialogue du même nom inséré dans le fameux triptyque Apologie de Socrate/Criton/Phédon. Socrate choisit d'obéir à la décision de justice fut-elle révoltante. En réalité cet acte d'obéissance correspond à un choix individuel, après un débat argumenté dans le dialogue du Criton. Dans cet esprit, c'est Socrate qui choisit sa condamnation et fait éclater pour l'éternité la puissance de son choix. Ce n'est pas un message de servilité par principe.

Servilité que l'on retrouve dans l'affaire Eichmann développée par l'auteur. le contexte historique est aussi bien connu. le maitre d'oeuvre de la mort industrielle, de la solution finale est jugé en 1961 à Jérusalem. le monde entier retient son souffle pour découvrir dans le box, sinon Lucifer en personne, tout au moins un avatar de Faust.
En réalité, pas l'ombre de la trace d'un pied fourchu, ce qui est fourchu c'est le courage de cet homme et de tous ceux qui ont oeuvré au fonctionnement de la terreur nazie. Hannah Arendt découvre un chef de service médiocre, la terrible banalité du mal qui permet à chacun(e) ou presque de devenir bourreau. Oui naturellement il y avait cet abominable appareil répressif mais une chose est d'obéir sous la contrainte pour sauver sa peau et une autre de servir.
Car le rappelle fort à propos Frédéric Gros, contrairement aux apparences, l'univers nazi se caractérisait d'abord par l'irrationnel, le chaos, au niveau de la gouvernance, des institutions. Il y avait des rivalités féroces entre dignitaires, leurs réseaux. Dans ce contexte, Il faut le zèle des petites mains..
C'est ainsi que Eichmann ne peut se remparer dans sa posture d'exécutant contraint par un système coercitif irrésistible. Si l'extermination a pris cette dimension c'est bien parce qu'Eichmann et un réseau d'acteurs convaincus ont porté le fer et le feu avec conviction.

On retrouve là toute la force et la profondeur du « Discours de la servitude volontaire » de la Boétie écrit au XVI siècle
« D'où il a pris tant d'yeux par lesquels il vous épie, si vous ne les lui donnez ? »
« Comment il a tant de mains pour vous frappez, s'il ne els prend de vous ? »
« Les pieds dont il foule vos cités d'où les a-t-il s'ils ne sont pas les vôtres ? »

Cette prise de conscience suppose que chacun puisse intérieurement s'exfiltrer des mécanismes de domination, ce qui signifie (re)trouver, son existence, sa dimension, son propre destin, le fameux « connais toi toi même », l'injonction de Socrate, mais aussi la connaissance de soi libératrice de Spinoza ou plus récemment l'irremplaçabilité de Cynthia Fleury.
Ne plus être un exécutant servile, un simple rouage sans conscience, sans histoire, sans racine au sens de Simone Weil.
Etre irremplaçable, être conscient de son irremplaçabilité, c'est d'abord se nourrir d'une pensée libre, qui vit notamment par un langage qui permet de mettre les mots sur les émotions intimes, résister aux injonctions, en trouvant également les mots pour les identifier, les qualifier. C'est le péril de la tentation totalitaire de la « novlangue » de 1984 d'Orwell, quand le pouvoir supprime les mots, les défigure, les dissous dans des raccourcis utilitaires. Somme nous si éloignés de ce cauchemar ?

Ce livre zoome aussi sur la pensée de philosophes, sur des oeuvres que le format du présent exercice ne permet pas de développer (Thoreau, Sophocle…)

Ombres au tableau, ce livre compte de mon point de vue, deux faiblesses.
La première est certains emprunts « sans rendre à César ce qui est à César ». Je pense en particulier à Cynthia Fleury évoquée précédemment, dont le nom n'apparait pas. La seconde est la faiblesse de la conclusion, comme si après avoir, avec réussite, mis en ordre de bataille les principes, les analyses, Frédéric Gros ne savait plus trop comment les utiliser.
Le livre s'achève sur un retour à Platon, sur « la République », le guerrier, le sage, le travailleur, et leurs vertus respectives présumées, courage, sagesse, tempérance. Il faut certes « retrouver la lumière grecque ».
Voilà une conclusion qui ne fâchera personne.
Le lecteur n'attendait pas un programme politique mais la partie finale manque de souffle.

Quoiqu'il en soit, un livre d'une grande richesse, stimulant à lire, en profitant de cette période estivale qui permet en principe, de se « pauser », pour bénéficier d'un peu plus de nourriture spirituelle.

Contribution faite dans le cadre de masse critique. Je remercie babelio et les éditions Albin Michel.
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