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Critique de Nastasia-B


Lorsque j'étais adolescente, il y avait un programme à la télévision qui réunissait assez facilement ma famille. de fait, parents et enfants trouvaient un égal plaisir à se repaître des enquêtes du lieutenant Columbo. C'était une série policière d'un genre assez nouveau pour l'époque. Contrairement à l'habitude, on savait dès le début qui était le coupable et quel était son mode opératoire.

Tout le génie de l'intrigue consistait donc, non pas à démasquer le coupable, mais à savoir comment ce diable d'inspecteur fouineur avec son air con-con inoffensif parviendrait à faire ployer le sang-froid du criminel qui semblait avoir réalisé le crime parfait.

Toujours avec ses airs de ne pas y toucher, par des maladresses calculées, par des questions anodines, par des détails apparemment sans lien avec l'affaire, par une rassurante bonhommie, par un art de faire croire qu'il tombe facilement dans le panneau, le roublard petit lieutenant de police jouait d'estoc et de taille dans la psychologie de son suspect jusqu'à l'excéder, jusqu'à l'exaspérer, jusqu'à lui faire cracher la boulette par inadvertance, jusqu'à le pousser dans ses derniers retranchements et le faire basculer de l'excès de confiance à l'angoisse de savoir son crime révélé au grand jour.

Eh bien cette série policière d'un genre nouveau (lors de sa création à la fin des années 1960), s'inspirait totalement de la technique narrative d'un roman cent ans plus âgé ; vous avez deviné je suppose : Crime Et Châtiment.

Effectivement, ici, Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski ne cherche à aucun moment à nous dissimuler l'identité du criminel. Il essaie même très patiemment de nous faire pénétrer dans l'intimité de sa psychologie, de son quotidien, de son environnement physique et social, de ses pensées et de ses motivations, dans ses doutes et ses frayeurs d'avant ou d'après crime.

Le lieutenant Columbo de Crime Et Châtiment s'appelle Porphyre Petrovitch. (Il ne me semble pas que l'on nous donne son nom de famille, seulement qu'il est un cousin de Razoumikhine, autre personnage important du roman. Peut-être l'auteur a-t-il jugé préférable de ne pas embrouiller son lecteur en désignant deux personnages clés sous un même patronyme. En ceci, Dostoïevski diffère de William Faulkner qui lui n'eût certainement pas reculé devant la jouissance de baptiser d'un même nom quatorze Razoumikhine et dix-sept Raskolnikov différents !)

Pas d'erreur possible, avec Crime Et Châtiment, vous êtes dans du Dostoïevski pur jus, première pression à froid. du Dostoïevski typique, torturé, illuminé, proche de la folie, entre mystique et politique, mais, ce qui en fait son grand succès auprès des lecteurs, son approche un peu plus aisée que pour ses quatre autres grands romans, c'est qu'il se double d'une enquête policière, qu'on pourrait même catégoriser de thriller psychologique, ce qui le rend plus prenant, plus captivant que d'autres titres comme L'Idiot ou Les Possédés pour le néophyte qui découvre les grandes tragédies romanesques russes du XIXe siècle.

S'il ne fait pas de doute qu'avec ce roman Dostoïevski signe un roman policier, il ne semble pas non plus faire beaucoup discussion sur le fait qu'il s'agisse également d'un roman social et, d'une certaine manière, politique et philosophique.

Je pense qu'il serait une erreur que de s'attarder trop sur le protagoniste principal, Raskolnikov, pour comprendre l'essence et les motivations de l'auteur à s'embarquer dans un projet tel que Crime Et Châtiment. Je crois que le sujet principal est contenu dans le titre : le crime en général et le châtiment en général, pas l'histoire particulière d'un quelconque Raskolnikov, aussi intéressant et complexe soit-il.

Certes, le criminel, cela semble être lui et lui seul, mais quand j'y réfléchis plus attentivement, j'en vois au moins quatre des criminels — criminels à des degrés divers — quatre criminels, donc, et quatre châtiments distincts.

Le premier criminel auquel je pense, c'est l'ivrogne Marmeladov, coupable de faire sombrer sa famille dans la misère la plus noire, coupable de sucer comme un parasite le moindre rouble de ses proches pour s'aller mettre minable, pour se vautrer dans l'alcool, l'alcool, toujours l'alcool jusqu'à l'écoeurement, jusqu'à la déchéance, jusqu'à la honte.

La seconde criminelle, c'est sa femme, Catherine Ivanovna, elle qui utilise ses enfants pour les tâches les plus avilissantes et même, la plus avilissante de toutes, obliger la fille de son mari, Sophie, à se prostituer. le criminel, c'est aussi ce très trouble et très obscur Svidrigaïlov, dont on nous fait entendre qu'il n'est probablement pas pour rien dans le décès brutal de sa femme.

C'est trois-là, augmentés de Raskolnikov bien évidemment, représentent quatre facettes différentes du crime en général. On pourrait encore leur adjoindre les fourbes desseins de Loujine mais je n'insiste pas car ces quatre-là présentent de réelles similitudes.

La première d'entre-elles, c'est le sentiment de culpabilité. Il existe la loi, il existe le crime avéré ou la honte publique, mais il existe pire encore que tout ça, il existe le propre sentiment de culpabilité, un fardeau qui pèse des tonnes et qui vient de nous-même, une chape de plomb qui vous enfonce chaque jour un peu plus, jusqu'aux genoux, jusqu'au ventre, jusqu'au cou, un sentiment qui vous fait ployer mieux que n'importe quelle loi, mieux que n'importe quel doigt inquisiteur de la justice, mieux que l'oeil réprobateur de n'importe quelle divinité, jusqu'à vous aplatir, jusqu'à vous broyer de l'intérieur, jusqu'à vous faire rendre gorge, jusqu'à vous faire implorer grâce.

Marmeladov se fait honte au dernier degré d'avoir sombré si bas ; Catherine Ivanovna ne sait plus où se mettre quand elle pense à ce qu'endure Sophie ; Svidrigaïlov a l'argent qui lui brûle les doigts, cet argent qu'il détient de son épouse morte, Svidrigaïlov voudrait avoir l'air léger, détaché mais même en rêve la culpabilité le ronge, le corrode.

Raskolnikov est extraordinairement plus complexe. Il navigue entre remords et regrets, d'être allé si loin et d'être allé si peu loin, lui qui se voyait la carrure taillée pour les grandes oeuvres politiques, le voilà criminel aux abois, par manque de feu, par manque de force, par manque d'ambition réelle, mais surtout sous l'accablement exercé par le poids de la culpabilité, notamment vis-à-vis de sa mère et de sa soeur.

Dostoïevski nous entraine avec son Raskolnikov sur le terrain idéologique, le socialisme, le nihilisme, le progrès social, le projet révolutionnaire, des terrains sur lesquels il nous remmènera souvent, dans beaucoup de ses romans, un peu comme s'il devait régler des comptes avec le Dostoïevski qu'il a été, le jeune homme politiquement engagé qui fut déporté au bagne durant quatre années et qui, au moment où il écrit ses romans, ne croit probablement plus en grand-chose.

Ne subsiste que la culpabilité, l'impasse, comme dans Les Possédés, et la soif de rédemption qu'elle suscite. L'heure est alors venue de payer l'addition pour avoir cru pouvoir s'extraire de sa condition. L'heure est venue de subir le châtiment, ce qui me permet de trouver une transition commode pour aborder le second point commun des personnages sus-mentionnés, c'est qu'il ne semble exister que deux issues possibles, deux alternatives et deux seulement : le châtiment suprême, d'une certaine façon le soulagement le plus facile, le plus immédiat, et l'autre, le difficile, le dur à gagner, celui de s'humilier à la face du monde et de chercher son salut dans les canons de la religion, de faire sa conversion de Saul en Paul. Et au terme de ce châtiment, peut-être, une faible lueur : la rédemption...

On pourrait encore disserter durant bien des heures sur les motivations et les significations de cette oeuvre buissonnante, foisonnante mais remarquablement bien construite, où l'on retombe sur ses pieds, on l'on va là où l'auteur a décidé de nous conduire.

Sans être une fan absolue, j'avoue prendre beaucoup de plaisir à cette lecture (voir le P.S.) qui porte le sceau des grands chefs-d'oeuvres puisqu'elle ouvre plus de portes chez son lecteur à la clôture du roman qu'elle n'en a ouverte au départ par sa seule intrigue. Alors, une nouvelle fois, chapeau Dostoïevski.

Ceci dit, ce que j'exprime ici n'est qu'un avis, un misérable petit avis, qui ne représente pas grand-chose et qui ne prend de sens, si sens il y a, qu'en regard des autres, des très nombreux autres qui jalonnent les pourtours de Babelio.

P. S. : deux chapitres me paraissent particulièrement exceptionnels quant à leur intensité d'écriture. Il s'agit tout d'abord du double meurtre au chapitre VII de la première partie, et ensuite de la rencontre suffocante entre Dounia et Svidrigaïlov au chapitre V de la sixième partie. Assurément, deux morceaux d'anthologie.
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