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Critique de sguessous


Qui se souvient de The Little House ? Ce ravissant court-métrage des années 1950, diffusé sur le Disney Channel, m'a durablement marqué. Une maison de campagne y accueille ses premiers habitants, une famille nombreuse et chahutante. Au loin, la gracieuse bicoque voit poindre avec insouciance les lumières de la ville, qui se rapprochent sans cesse.

Bientôt, ses premières voisines arrivent, de grandioses villas d'aristocrates, qui la toisent de haut. Au siècle suivant, la voilà cernée de « progrès », s'amuse le narrateur : de longs immeubles en briques et de poubelles renversées. Au-dessus de sa tête, des voisins excédés se balancent des noms d'oiseaux et des bouteilles de lait par fenêtres interposées.

C'est la débâcle. Pour la Little House, tout va de mal en pis, d'acier en béton armé, de vitrage miroir en lucarnes PVC, de bruits insidieux en cacophonie délirante, jusqu'au dénouement : le retour à la campagne qui apaise et met du baume au coeur. Nous sommes dans un Disney, après tout.

Mon lointain rêve de maisonnette vivante et bucolique vient-il de ce petit film antimoderne ? Peut-être.

Habiter sa maison vs Consommer sa maison

C'est le livre Chez soi de Mona Chollet qui me replonge dans ces souvenirs et réflexions sur l'habitat. Je l'ai refermé hier soir et depuis, je ne cesse de penser à toutes les maisons où j'ai vécu.

De ma chambre d'étudiante – neuf mètres carrés ! – à la maison de campagne de mon père, en passant par le riad mystérieux de mon enfance et tous les appartements, petits et grands, qui ont accompagné ma vie de jeune adulte… Ces intérieurs ont peut-être façonné la personne que je suis aujourd'hui. de quelle manière ? Je ne saurais le dire à ce stade embryonnaire de la réflexion. Je m'accorde un temps pour ruminer tout cela avant de vous en faire part – ou pas ! –

En attendant, je peux vous parler de l'essai passionnant de Mona Chollet, qui explore diverses facettes de la Home Sweet Home.

En ces temps de crise, c'est, pour beaucoup, un refuge, un lieu de repli où l'on se répare et se console comme on peut de la brutalité du monde. Un refuge souvent contaminé par cette même brutalité. Dès les premières pages, Mona Chollet affirme que de nos jours, « on n'a pas le droit d'habiter sa maison, sous peine de se heurter à une censure immédiate. »

Habiter au sens d'imprégner son lieu de vie, de faire corps avec lui, de le laisser infuser lentement en soi.

À l'inverse, ce qui est toléré et encouragé, c'est de consommer sa maison. Y accumuler des monticules de gadgets, de meubles et de robots, les remplacer frénétiquement, à la moindre craquelure, ou dès qu'un vague à l'âme inexplicable s'empare de nous. Y faire régner un ordre obsessionnel, la transformer en brochure Ikéa vivante, en temple fonctionnel et moderne, miroir de notre sacrosainte efficacité.

« On retrouve là le double standard moral dont notre société est prisonnière : dureté envers soi-même, exigence de rendement, mortification et sacrifice dans la plupart des domaines de la vie ; satisfaction immédiate de tous les désirs, réconfort et consolation dans le seul domaine de la consommation », écrit l'autrice.

Acheter et racheter toujours plus neuf, plus luisant, plus grisant, désespérément. Jusqu'à en oublier que notre identité se construit par touches lentes et appliquées, qu'elle implique d'après le philosophe allemand Hartmut Rosa de « s'approprier les choses progressivement, voire de s'attacher à elles. »

Pour Mona Chollet, loin de « flatter nos aspirations domestiques », la société de consommation « entrave notre capacité à habiter. »

Assouvir nos besoins de repli, de solitude, d'évasion

« La maison abrite la rêverie, la maison protège le rêveur, la maison nous permet de rêver en paix. Il n'y a pas que les pensées et les expériences qui sanctionnent les valeurs humaines », écrit Gaston Bachelard dans La Poétique de l'espace. le philosophe français a réconcilié l'autrice de Chez soi avec ses besoins profonds de « repli, de solitude et d'évasion », lui a offert des mots salvateurs pour affronter les « injonctions à se secouer, à se faire violence, à ne pas s'écouter. »

Des mots que Mona Chollet s'approprie, recompose pour les offrir à son tour à mes sens assoiffés et reconnaissants : « Il faudrait pouvoir émerger en douceur d'une nuit de sommeil qui vous déposerait sur la grève du jour comme le ressac d'une mer calme, au lieu de subir l'élancement au coeur, la déchirure du rêve que provoque la stridence du réveil. Il faudrait pouvoir rester encore un peu allongé, bien au chaud, à écouter les bruits les plus ténus dans la maison et au-dehors, à rêvasser, à contempler le plafond et à passer en revue les mille bonnes raisons de se lever, à réfléchir à ce que l'on projette de faire, à se pourlécher en composant le menu du petit-déjeuner (…) Alors l'élan nécessaire pour repousser la couette d'une ruade, pour renouer avec la verticalité et poser le pied par terre, répondrait à une nécessité intérieure irrésistible, le coeur battant d'impatience, plutôt qu'à ce sursaut de courage et de résignation mêlés par lequel on se boute soi-même hors du lit. »

Je vois quelques sourcils se froncer là-bas, au fond. J'entends des voix réprobatrices mugir : « Mais c'est de la paresse enrobée dans de la poésie ! » C'est sûr que si on envisage son existence comme une succession d'objectifs et de résultats à atteindre, à améliorer, à valoriser, on ne risque pas d'apprécier la beauté étrange, luxueuse et gratuite du Non faire. Une quiétude que trop de gens (re)découvrent, sidérés, parfois à leur corps défendant, après un burnout ravageur.

Assiégés jusque dans nos canapés

« Comment restaurer la dignité d'un temps qui se présente à nous comme le déchet de celui mis sur le marché ? », s'interroge Mona Chollet. Se réaproprier ce temps pour vivre, pour être soi-même, sans obligation de performance, peut s'avérer ardu, tant les distractions et les stimulations sont grandes. Dans le chapitre Une foule dans mon salon, la journaliste confie ses efforts pour ne pas devenir « l'esclave des flux » Facebook, Twitter, Instagram, Pinterest, etc.

Difficile de restituer en une seule note ce livre dense, plein de couloirs, de tiroirs et de cachettes secrètes. J'ai adoré m'y perdre, y dissiper mes illusions, notamment sur le mouvement des Tiny Houses – « les adeptes du small living occupent exactement la place qu'un ordre social inique leur assigne. Ils se contorsionnent pour entrer dans le placard qu'on veut bien leur laisser et prétendent réaliser par là leurs désirs les plus profonds. » –

J'ai aimé me lover délicieusement dans certains de ses interstices. Je songe particulièrement au dernier chapitre, Des palais plein la tête, imaginer la maison idéale, dans lequel Mona Chollet aborde l'architecture et son impact indélébile sur nos vies. Pourquoi ce sujet nous indiffère-t-il tant ? Pour le philosophe Alain de Botton, s'y intéresser revient à réaliser avec consternation que les mauvaises architectures nous assombrissent la vie. « Si une pièce peut modifier notre état d'âme, si notre bonheur peut dépendre de la couleur des murs ou de la forme d'une porte, que nous arrivera-t-il dans la plupart des lieux que nous sommes contraints de regarder et où nous devons habiter ? », écrit-il dans L'Architecture du bonheur.

À l'inverse, que se passerait-il si, au lieu de vivoter dans un intérieur insalubre, étroit ou désincarné, l'on habitait une maison à la fois apaisante et stimulante pour nos sens, où les escaliers nous emmèneraient de surprises en ébahissements, comme le suspens haletant d'un bon roman ? Car ces havres malicieux et amicaux existent. Ils possèdent « une qualité sans nom », comme l'appelle l'architecte anglais Christopher Alexander dans The Timeless Way of Building. Une âme, si j'ose dire.

Les Japonais, comme Terunobu Fujimori ou Shigeru Ban, excellent dans cet art de bâtir des maisons vivantes, véritables écrins de douceur et d'harmonie pour leurs habitants. Mona Chollet affirme que l'usage des matériaux naturels comme le bois, la terre, la pierre ou la paille y est pour quelque chose. Des matériaux qui s'usent, perdent lentement l'éclat de la jeunesse pour la patine gracieuse de l'âge et « rappellent le caractère transitoire de toute chose. » Cette vision subtile et poétique contredit celle d'architectes occupés, à grands renforts de béton, à construire des maisons donnant « l'impression qu'elles vont durer toujours. » « Conséquence : leurs bâtiments se délabrent au lieu de vieillir. »

Je vous laisse méditer ces sages paroles. J'espère vous avoir donné envie de découvrir ce livre – disponible depuis quelques mois en format poche – et vous dis à bientôt !
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