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Citation de Charybde2


Le cahier des charges était plutôt laconique, d’une indigence crasse en fait : la rupture, de l’Antiquité à nos jours ; on m’aavait balancé une vague notule tartinée au baratin avec un titre qui revenait à chaque page, Les Héroïdes. Ovide, je crois. Mon premier mouvement avait été de refuser, je sortais moi-même d’une rupture passablement amoché. Pourquoi me replonger dans l’état léthargique dont je peinais à m’extirper ? Ben, il y avait bien une raison : le fric. J’en avais drôlement besoin. Depuis la rupture, je trimballais ma carcasse d’appartements en appartements – des amis m’offrant leur canapé pour une nuit ou deux. J’étais presque sans domicile fixe, avec pour seuls bagages une caméra, un peu de matos, une valise de bouquins, un vieil ordi, et un sac de jute contenant trois futs, quelques slips, deux tee-shirts et trois pulls. Elle m’avait rhabillé pour l’hiver. La rupture je pouvais en parler, moi, la dérouler avec acrimonie, colère et rage rentrée, une hache serrée entre les dents pour laisser couler mon venin entre les brèches. Mais composer dessus, écrire un documentaire, me remettre à la tâche après ces mois désertiques, abandonnés aux quatre vents, au vent des autres, aux odeurs amères des appartements endormis qui – lorsque j’ouvrais certains placards – me sautaient à la gorge. Ça sentait le couple, l’union suave, les vestes savamment repassées, les escarpins bien alignés qui faisaient cuire ma blessure, la salle de bain et ses shampoings au design reluisant… L’idée était idiote et surtout elle faisait affreusement mal. Sans doute aurais-je dû confier cette besogne à d’autres ?
Dans le canapé-lit, le soir où j’ai accepté, après avoir acheté les fameuses Héroïdes, je me suis dit que c’était ça qu’il fallait faire, interroger des femmes, utiliser leurs voix en les faisant dialoguer avec les héroïnes antiques, toutes ces voix endeuillées, abandonnées à la terre gaste. J’aimais bien l’expression « voix endeuillées ». Persuadé d’avoir trouvé là une perle, je la tapais sur mon moteur de recherche et trouvais aussitôt une référence, un essai. Nicole Loraux, La voix endeuillée, essai sur la tragédie antique et en le feuilletant au Luxembourg, sur une chaise en plein soleil hivernal, je tombais sur cette phrase : Une femme est ainsi faite qu’elle charme ses ennuis en les ayant sans cesse à la bouche. C’est de là qu’il fallait partir.
Restait à trouver ces femmes, les choisir, circonscrire un lieu capable d’accueillir leur parole meurtrie. J’aime bien les cafés, mais c’est bruyant, les cafés, comment capter l’intime dans tout ce tumulte ? Un studio ne me semblait pas l’idéal non plus. J’ai envisagé les parcs, une rupture c’est un peu un deuil, il faut un lieu de recueillement qui ne soit pas non plus un cimetière, car la vie s’agglutine en nous, elle attend la suite, l’après, le moment où l’on reprendra le dessus, où l’on sera plus fort que tout ce qui nous rompt. Le corps en miettes aspire à se recomposer et le cœur cherche, lui, les morceaux à recoller. Chacune à leur tour devant ma caméra, elles viendraient exposer l’ampleur des dégâts. La peine, les plaies, le chagrin qui ne passe pas. J’étais loin d’imaginer que cette douleur qu’elles calmaient en l’ayant sans cesse à la bouche, était si poétique, si nécessaire.
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