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Citation de RomansdAutomne


Il approcha une seconde table de celle où Louise gisait. Assis entre les deux, sur un petit tabouret, il admira une dernière fois les yeux couleur de braise qui fixaient un point quelque part sur le plafond. Elle dort, jugea-t-il en voyant le torse roussi se lever puis s’abaisser régulièrement. Mort avait préparé tout un tas d’antisèches qu’il avait accroché sur le mur, face à lui. Il contrôla une dernière fois son matériel, prit une grande inspiration et commença l’opération.
Le corps humain s’apparentait au montage d’une maison : l’ossature, le réseau de câbles, les tuyaux, ensuite l’isolation et enfin le papier peint. Les os étaient la partie la plus facile : chacun d’eux avait une forme et une place bien définie. La boîte crânienne était livrée vide et ouverte au sommet afin qu’on puisse y insérer le cerveau le moment venu. Il devrait pour cela ôter toutes les chairs mortes et dénuder la calotte crânienne. L’énucléation demanda réflexion : ôter ses yeux avant ou après son cerveau ? Avant, elle souffrirait et après, elle souffrirait aussi. Choix cornélien…
Mort n’aurait su dire depuis combien de temps elle le fixait du regard. Sûrement aussi impatiente que lui d’en avoir terminé, elle scrutait chacun de ses gestes. Lorsqu’il approcha, une scie à la main, il put y lire la terreur, elle qui lui était entièrement soumise. Déstabilisé, il stoppa net son mouvement et prenant son mouchoir, il le posa tel un linceul sur son visage. Avec une infinie précaution, il découpa l’os sans endommager le précieux organe et déposa le cerveau dans un plat qu’il tendit à Isaac. Entre temps, celui-ci avait préparé toutes ses pinces, son scalpel, son compas et une petite fiole de matière grise.
Le regard du gardien des portes pesait sur les épaules du technicien et il lui fallait beaucoup de concentration pour oublier la divinité et travailler comme il faisait avec n’importe quelle autre âme. Il commença par couper tout ce qui ne pourrait être sauvé. Ne resta plus qu’un morceau gros comme une belle prune.
- C’est plus qu’il n’en faut. J’ai déjà sauvé des âmes à qui il ne restait qu’un morceau pas plus gros qu’une noix, expliqua-t-il fièrement en contemplant le résultat de la première étape.
Le plus difficile restait à faire : recréer dans le nouveau cerveau un emplacement rigoureusement identique au morceau qu’il venait d’extraire et de nettoyer afin que celui-ci s’insère à merveille. Le moindre interstice de vide la projetterait irrémédiablement vers le Noznoor et Isaac n’osait même pas imaginer cette éventualité. Il mesura la pièce sous tous les angles, prit quelques notes, vérifia plusieurs fois et à l’aide d’une cuillère, il se mit à creuser l’endroit exact où le morceau de cerveau se logerait.
- Gardera-t-elle des séquelles de cette opération ? demanda Mort en susurrant les mots.
- C’est possible. Hélas, je ne peux te répondre car chaque âme réagit différemment. Selon mes statistiques, quatre-vingt-cinq pour cent des opérés retrouvent toutes leurs facultés, et trente pour cent de ceux-là gardent tous les souvenirs de leurs existences dans l’autre royaume.
Le cœur de Mort eut un sursaut désagréable. Il n’avait pas pensé qu’elle pourrait se souvenir des êtres qu’elle avait aimés jadis. Cela serait-il une entrave pour leur vie future ? Il demanda à tout hasard s’il était possible d’inhiber à jamais certains souvenirs. Bien sûr, ça n’était pas possible. Il faudra faire avec !
Enfin, les longs et fins doigts dévissèrent le flacon de matière grise. Isaac essora le surplus du pinceau et appliqua une couche de cette colle sur le morceau du cerveau puis sur le support qui devait le recevoir. L’opération était terminée : elle avait pris la semaine entière.
- Ne t’inquiète pas pour l’âme qui l’habite, c’est un peu comme si elle dormait. Tu dois laisser sécher les morceaux quelques heures avant de les manipuler. Veux-tu que j’en profite pour connecter ses globes oculaires ? Elle ne sent encore rien, le moment ne pourrait pas être meilleur. Cela reste une opération délicate… Enfin si tu préfères, j’ai de l’expérience et cela ne prendrait que quelques minutes.
Au point où il en était, Mort le laissa faire, conscient qu’il serait dommage de l’éborgner maintenant que le plus gros du travail était achevé.
- Lorsque tu es venu me passer commande, j’ai complètement oublié de te prévenir sur l’implantation des nerfs/…/, ajouta Isaac mal à l’aise.
/.../
Le dernier organe incéré ne restait plus à Mort qu’à implanter les nerfs. Lorsque ceux-ci seraient bien enracinés, il recouvrirait le tout avec la peau qui lui avait été livrée dans une housse telle une robe précieuse. Il avait d’abord été étonné par la taille de l’enveloppe, pensait qu’Isaac s’était trompé dans sa livraison. Ne voulant prendre aucun risque, il la rapporta lui-même aux Ateliers. On lui expliqua que la peau est élastique et qu’elle s’étirerait suffisamment pour contenir le corps.
- Ton élue ressemblerait à une petite vieille, lui avait lancé Isaac d’un rire nerveux.
S’excusant du dérangement et rageant intérieurement contre sa propre stupidité, Mort s’en retourna achever son œuvre.
- /…/ Lorsque tu auras planté tous les nerfs, il te faudra attendre trois semaines avant de poser la peau. Les racines vont s’insinuer dans les muscles, se connecter au cerveau et le corps reprendra alors vie. Tu devras la coudre dans ce sac, très serré car elle ne doit pas bouger. Imagine bien ces nerfs qui vont ranimer tout son corps. Elle va les sentir se ramifier, un à un et la douleur qu’elle ressentira sera sans comparaison avec l’imaginable. Il faudra te montrer patient et courageux Mort : ce ne sera pas chose facile , l’avait mis en garde Isaac avant de quitter sa demeure.
Après une courte période où rien ne se passa, le corps se cambra, les hurlements qu’elle poussait n’avaient rien d’humain. Jamais personne n’avait ressenti une telle douleur. Les écorchés vifs peut-être et encore : eux au moins savaient que leur supplice prendrait fin rapidement.
Isaac n’avait rien exagéré. Elle sentait les nerfs pousser dans ses muscles à vifs et tout son corps reprenait vie, transformé en une boule de pure douleur. Elle entendait un bourdonnement strident qui n’en finissait pas et partout où son regard se posait, elle ne voyait que des éclairs flamboyants qui brûlaient ses yeux. Ses viscères reprenaient vie. La première chose que son corps voulait, c’était vomir, mais son estomac ne contenait rien. Son cœur menaçait d’exploser, mais elle n’eut pas cette chance. Ses muscles se contractaient si violemment qu’elle arrivait à peine à reprendre son souffle. D’abord confiant, lorsqu’il assista au supplice infernal, Mort commençait à douter.
- Qu’ai-je fait ? se lamentait-il. Est-ce que je dois l’achever et la soulager maintenant ? Non ! Un peu de courage. Isaac a dit trois semaines. En voilà une d’achever, plus que deux et ensuite tout ira mieux.
Assis près du corps fermement maintenu dans une toile translucide, Mort ne fléchit pas ; il aurait été si facile de la laisser seule ici et attendre confortablement chez lui ! Il ne pouvait même pas la toucher et ignorait si elle entendait ses paroles de réconfort.
La peau se manipulait avec précaution : ne pas la déchirer et surtout pas de faux plis en lui enfilant. S’il se trompait, s’il bâclait son travail, Mort serait dans l’obligation de l’écorcher et recommencer, mais la malheureuse avait déjà bien assez souffert comme cela !
Une petite cicatrice, toute blanche, avait été ajoutée sur la fesse gauche et c’est à cet endroit précis qu’il choisit d’insérer la pièce qu’il sortit de son écrin. Un grain de beauté se trouvait sur son sein droit, un autre juste sous l’œil gauche, ressemblait à un petit cœur. Ne restait plus que les cheveux qu’il avait choisis couleur châtain, comme les siens. Brin par brin, il les introduisit sous la peau du crâne, puis les sourcils et les cils qui demandèrent moins de temps et plus d’attention pour ne pas lui crever un œil en manipulant le fin crochet.
Mort pouvait admirer son œuvre. Enfin !
Elle semblait parfaite. Restait encore à savoir si elle se réveillerait car après deux semaines et demie de souffrances intenses, elle n’avait plus manifesté aucun signe de vie.
Le corps inerte fut remonté dans la chambre qu’il lui avait préparée. Mort nettoya quelques résidus de colle blanchâtre, un peu de sang qui coulait encore de la transfusion et la couvrit d’un drap. S’installant dans un fauteuil près du lit, il n’y avait plus qu’à attendre et pour la première fois de son existence, le temps lui parut long.
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