En deux volumes somptueux distants de sept ans, mêlant critique et géographie, notes fugitives et micro-essais, le passage définitif de
Julien Gracq à une écriture hybride et fragmentaire, profondément singulière, d'une richesse éclatant à chaque relecture.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2024/05/16/note-de-lecture-lettrines-1-2-julien-gracq/
Six ans après son « Préférences » de 1961, qui rassemblait des textes parus auparavant en journal ou en revue, « Lettrines » marquait une rupture de silence de la part de
Julien Gracq, mais aussi le début d'une forme subtile d'adieu. « Lettrines » (1967) et « Lettrines 2 » (1974) encadrent ainsi « La presqu'île » (1970), qui restera la dernière incursion de l'auteur dans l'écriture de fiction, cantonnée ainsi aux quatre romans « Au château d'Argol » (1939), « Un beau ténébreux » (1945), « le Rivage des Syrtes » (1951) et « Un balcon en forêt » (1958), ainsi qu'à la pièce de théâtre « le Roi pêcheur » (1948).
Désormais, c'est un rapport original et bien personnel, à la littérature et au monde, qui ira s'affirmant, dépassant la forme critique « classique », au fond, de son «
André Breton – Quelques aspects de l'écrivain » (1948) et des « Préférences » citées ci-dessus aussi bien que la robustesse pamphlétaire de son « La littérature à l'estomac » (1950), pour affirmer un parcours profondément singulier.
Mêlant, avec des coutures alternativement visibles ou invisibles, les notes attentives de lectures incidentes (voir ci-dessus celle à propos de la figure de Fouché dans l'ouvrage de 1900 écrit par Louis Madelin, par exemple), les retours critiques sur les grands écrivains si bien connus de sa part, français (prenant souvent ses distances avec ce qu'il perçoit comme un « trop d'adulation » envers
Proust ou
Flaubert, admirant
Balzac et Hugo jusque dans leurs formidables excès, renvoyant
Maupassant à sa modeste place, et se délectant
De Stendhal) ou étrangers (avec de lumineuses interventions sur
Edgar Poe, sur Kafka, sur
Dostoïevski, sur
Hemingway, sur
Ernst Jünger, sur
Karl Marx – en tant qu'écrivain -, parmi tant d'autres), les remarques géographiques et « naturelles » (on sait alors au moins depuis les poèmes en prose de « Liberté grande », en 1946, à quel point la nature, même confinée dans la discrétion, joue chez l'auteur un rôle central – et ce n'est pas la forêt de son dernier roman en date, neuf ans plus tôt, qui pourrait le démentir) puisées dans la mémoire ou dans l'action (anticipant ainsi de plus de vingt-cinq ans, déjà, sa propre notion de « Carnets du grand chemin »), les « Lettrines », 1 et 2, affirment notamment un lien essentiel, puissant, voire indestructible, qui habitait déjà alors, de plus en plus, l'oeuvre de
Julien Gracq au fil des années : celui qui associe la littérature aux lieux, à travers les êtres qui s'y logent ou y transitent.
Emmanuel Ruben, dans son « Dans les ruines de la carte » de 2015, comme
Pierre Jourde dans son fondateur « Géographies imaginaires » de 1991, attiraient notre attention sur ce rôle assigné au doux entrechoc des lettres et des lieux chez
Julien Gracq, mais c'est peut-être bien
Hélène Gaudy (au-delà de la « Description d'Olonne » de
Jean-Christophe Bailly, qui doit tant en filigrane au créateur de la seigneurie d'
Orsenna) d'une part, avec son « Une île, une forteresse » ou son « Grands lieux », par exemple, et
Nicolas Rozier, avec son « L'île batailleuse », au titre en forme d'hommage révélateur, qui incarnent le mieux aujourd'hui cette fusion intime mais toujours subtilement critique entre un regard porté sur les arts et un élan humain vital se nourrissant d'une géographie chaque fois spécifique.
Il faut une fois de plus souligner la formidable qualité du travail développé par
Bernhild Boie pour l'édition des oeuvres de
Julien Gracq dans la collection La Pléiade de Gallimard : l'appareil de notices et de notes qui s'y trouve, pour chaque ouvrage, nous permet ici de plonger au plus près de ce virage (qui, entre les deux volumes des « Lettrines », sera devenu définitif) vers une écriture à la fois foncièrement hybride et résolument fragmentaire. « Ensemble très libre », « mosaïque de notes de lecture, de réflexions, de souvenirs », selon les mots même de l'auteur, les « Lettrines », si elles présentaient initialement l'apparence du carnet, du cahier sur lequel elles ont d'abord été inscrites, ont vu être gommés les repères temporels liés à leur écriture « au jour le jour » pour être édités sous leur forme finale, fruit d'une composition en réalité soigneusement réfléchie – qui sera encore facilitée par la suite, lorsque le cahier s'effacera devant un assemblage de feuillets mobiles. Plus que jamais, l'auteur s'y affirme sensible à la « circulation entre les textes », aux « tensions capables d'aimanter la lecture », aux appels d'air et de balle, directs ou indirects, qui parcourent le pas-tout-à-fait aléatoire de ce vrai-faux chaos. Si la recherche d'un rythme – même quelque peu paradoxal par moments – semble le point plus important dans le premier volume, le deuxième laisse s'y superposer une véritable organisation thématique, qui va aller s'affirmant.
On sera saisi également, comme nous y invite
Bernhild Boie, dans cette prose ainsi sortie du secret préalable, par les véritables trouvailles stylistiques qu'elle contient : la manière de débuter chaque fragment par un véritable « coup d'archet » (en phase avec la notion même de lettrine du titre des deux recueils), l'utilisation de phrases sans verbe pour lancer le propos lui-même, l'usage (spectaculaire par son effet de souffle) des deux-points enchâssés, enchaînés ou égrenés (on retrouve ici l'une des figures souveraines du « À coups de points – La ponctuation comme expérience » de
Peter Szendy), ou encore la rusée mise en place de tirets lorsqu'il s'agit de compléter ou de parachever une description et son effet d'accumulation. Sur un terrain proche de l'essai où l'on n'est certes pas habitué à un tel travail,
Julien Gracq se penche minutieusement sur les mots (et leurs appuis) pour le dire. Ces « Lettrines » n'en deviennent évidemment que plus profondément envoûtantes pour l'intelligence et pour les sens.
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