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Critiques filtrées sur 5 étoiles  
Le surnom de Gian'Batista Fidanza, qui donne titre au roman, «Nostromo» (littéralement «maître d'équipage» en italien), correspondrait ici plutôt à une forme contractée de «Nostro Uomo », «Notre Homme» («l'homme de la situation», dirions-nous aussi en français).
«Nostromo», «capataz» des déchargeurs du port de Sulaco, "homme du peuple": encore une magnifique déclinaison de ce qu'on a pu nommer le «modèle conradien». C'est avant tout «Su'omo», celui portraituré systématiquement en clair-obscur par l'écrivain polonais, et qui résiste à se laisser totalement circonscrire, en tout cas pour ce qui est de son essence ou de ses desseins profonds, modèle incarné par ces Marlow, Heyst, MacWhirr, Jim…, hommes libres et fiers, cavaliers solitaires, secrets et au fond insaisissables traversant l'oeuvre conradienne tels les pièces d'un grand puzzle identitaire à recomposer à chaque apparition d'un de ses nouveaux avatars. À la fois différents et complémentaires entre eux. L'énigme entourant ce héros protéiforme -romantique mais sans emportements, sceptique quoique déterminé à aller toujours de l'avant, contradictoire, cédant aussi bien à la démesure et à l'hubris typiques de ceux qui rejettent tout instinct grégaire, qu'aux impératifs d'une conscience morale inflexible envers ses semblables- ne serait-elle au coeur même de la fascination que l'oeuvre de Conrad exerce sur ses lecteurs depuis plus d'un siècle? Certainement, je pense, bien au-delà de l'étiquette prosaïque de littérature «d'aventures», «maritimes» ou «exotiques» qu'on a parfois essayé abusivement de lui coller…
"Notre homme" conradien, en tout cas, fuit systématiquement les idées préconçues, les conventions et l'hypocrisie d'usage régissant les relations sociales. La plupart des entreprises humaines lui semblent d'ailleurs vaines. Il ne passe jamais volontairement aux aveux, ne livre que rarement ses pensées intimes ou ses sentiments personnels. Je n'ai aucun souvenir d'avoir lu chez Conrad un monologue intérieur de type «flux de conscience» le touchant. Aussi, la plupart du temps, ce sont les autres personnages de l'intrigue qui parleront de lui et rapporteront les faits où il aurait été impliqué. Un, ou plusieurs narrateurs retracent le plus souvent l'essentiel de son parcours, de son histoire passée. Il ne se laisse approcher quasiment que de cette manière, indirecte, relative et tangentielle, non seulement par ceux qui le côtoient, mais aussi, en fin de compte, par nous autres, ses lecteurs, (et au fond, ne pourrait-on pas se le demander, peut-être par son créateur lui-même...?). Evoquée par-ci par-là, à travers des anecdotes, par des sous-entendus, ou bien par quelques formules, en général aussi lapidaires que vagues, c'est comme si sa vraie personnalité devait rester en partie inaccessible, comme si l'on se retrouvait devant l'impossibilité de la cerner autrement qu'en recourant à l'épisodique et aux échos laissés par des faits et des situations concrètes, à une rhétorique qui s'apparenterait in fine quelque peu à celle des récits légendaires.
Dans «Nostromo», peut-être comme dans aucun autre de ses romans (je ne puis l'affirmer avec certitude, ne les ayant pas encore tous lus..ça viendra sûrement avec le temps!), l'auteur n'aura de cette sorte imaginé une construction et un cadre fictionnel aussi complexes et divers, aussi spectaculaires et parés d'un tel nombre de détails pour lui servir de toile de fond! Ici, au-delà des décors, paysages ou territoires habituellement délimités par Conrad (une île ou un fleuve, un bateau ou une ville, l'océan ou la jungle…), l'on retrouve ni plus ni moins qu'un pays recréé de toutes pièces, une république d'Amérique latine sortie grandeur nature de la tête de l'auteur! À ce propos, un certain nombre de commentateurs de l'oeuvre conradienne avaient soulevé l'hypothèse (à la lecture notamment de la correspondance de Conrad) que l'écrivain ait pu prendre pour modèle la Colombie et la révolution séparatiste dans l'isthme colombien qui avait abouti à la création de la république du Panama en 1903 (ce qui inspirerait à son tour, en 2007, l'écrivain colombien Juan Gabriel Vásquez pour son roman «Histoire secrète du Costaguana», dans lequel Joseph Conrad figure en tant que personnage). Quoi qu'on en pense, quel tour de force tout de même, de la part de l'auteur! N'ayant jamais vraiment séjourné en Amérique du sud, il aura réussi à parer son « Costaguana» à lui d'une géographie et d'une histoire propres, d'une topographie et d'une économie particulières, de tout un peuple avec ses us et coutumes, ses factions politiques, martyrs et révolutions, ainsi que d'innombrables senteurs et couleurs locales, le tout relevant essentiellement d'une très prolifique imagination!
M'enfin, dira-t-on, un écrin aussi phénoménal pour un si menu butin, pour raconter plus au moins indirectement et en filigrane (Nostromo n'apparaît en effet que très peu durant les trois quarts du récit !) le destin et la légende d'un seul «homme conradien» ?
Pas que! Outre Gian'Batista Fidanza, «Nostromo», le récit est habité par une galerie de personnages absolument remarquables. Tout d'abord, Charles Gould, «don Carlos », «El Rey de Sulaco», propriétaire de la mine d'argent et principale source de richesse du Costaguana, ce dernier étant aussi une autre émanation de cet «homme conradien», en parfaite asymétrie avec le « capataz » (Gian'Batista étant "l'homme du peuple", et Gould celui "des élites"), mais condamné à agir, comme Nostromo, tiraillé entre des forces contraires, et -en héros de sa propre légende- à vouloir à tout prix les concilier, quitte à tout perdre... Aussi, deux magnifiques portraits de femme : Emilia Gould, la «grande dame» de Sulaco, la pragmatique et généreuse épouse de «don Carlos», et Antonia Avellanos, personnage de femme émancipée et cultivée, fidèle à ses principes, héroïne romantique qui semble avoir été inspirée à Conrad par son premier amour d'adolescent. Ou encore cet ambigu Dr Monygham, médecin-chef de la mine de San Tomé, au comportement et au passé troubles ; enfin, Martin Decoud, Français d'origine costaguanéenne qui revient de Paris pour s'engager dans la révolution séparatiste de Sulaco, et tant d'autres personnages permettant accessoirement à l'écrivain d'illustrer les grands thèmes et paradoxes qui traversent son oeuvre : entre désir de puissance et de renoncement, entre matérialisme et idéalisme, entre impératifs éthiques envers ses semblables et d'indépendance vis-à-vis de ces derniers (« être son maître après Dieu »), entre faute et aspiration au rachat, entre affirmation de soi conquérante et l'échec qui inévitablement en résulterait («la fatalité maléfique du succès»).
Les évènements en eux-mêmes, nous dit Conrad, ne l'intéresseraient que par «l'effet qu'ils font sur les personnages». Dans « Nostromo», considéré comme l'un de ses romans les plus ambitieux, celui en tout cas dont la rédaction lui aurait visiblement donné le plus de grain à moudre, l'auteur a choisi une situation révolutionnaire dans une république imaginaire plus vraie que nature. Par un procédé ingénieux et complexe, avec des va-et-vient incessants dans le temps, ignorant avec une maitrise absolue (et sans jamais égarer son lecteur) toute chronologie linéaire classique, l'auteur forge un univers symbolique où l'authenticité, la complexité et la richesse de sa vision de l'homme y sont prépondérantes, imprimant leur rythme propre au développement de la narration. Cette vision n'a rien perdu, un siècle après la publication du livre, de sa pertinence et de son actualité. Encore plus impressionnante et marquante, à mon avis, que le cadre imaginé ou l'ampleur des ressources fictionnelles mobilisées par l'auteur pour la rédaction de son épopée romanesque. Une fois d'ailleurs que le destin de son personnage, dont disait-il, la force désintéressée «ne daignait pas prendre la tête mais gouverner de l'intérieur», avait été définitivement scellé, Conrad, dans sa note à l'édition de 1917, affirmait qu'il ne restait alors à l'auteur «plus rien à faire au Costanaguana» et, malgré toutes les incroyables incidences et perspectives nouvelles ouvertes par la révolution dans le pays, aucune raison particulière n'aurait pu le «persuader d'y retourner»...


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Magnifique !
Depuis longtemps, je voulais lire ce livre, surtout depuis ma lecture de Lord Jim. J'en attendais donc beaucoup, et j'ai été comblé.
L'histoire raconte la vie politique, sociale et sentimentale dans un petit pays de l'Amérique du Sud, à travers un éventail de personnages, de portraits magnifiques et d'évènements douloureux. Cela se passe au Costaguana au tout début du siècle, cet état, son histoire, sa géographie seraient inspiré du Panama, qui a été créé en 1903, en se séparant de la Colombie. le style de Joseph Conrad est bien reconnaissable : l'écriture est belle, élégante et dense, chargé d'images riches, les sentiments des personnages sont subtilement développés, jamais caricaturaux. Joseph Conrad nous parle de destins, au sens le plus large, à travers la politique, la liberté, la richesse, le travail, la foi, l'amour...
et ce qui caractérise aussi sa littérature, c'est cette manière de nous amener lentement, tout en douceur, par une suite de chemins de traverse, avec des errements, des portraits divers, en étendant l'intrigue pour nous faire respirer l'air de ce pays, de nous amener vers une conclusion inéluctable et pourtant surprenante, haletante, avec cette manière de dire dans son écriture :” je connais la fin, mais attendez et écoutez ça d'abord”. J'ai refermé ce livre avec le souffle coupé, comme on dit pour la musique, le silence après le mot “Fin”, c'est encore de la littérature. Ce livre restera marqué dans ma mémoire.
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Encore un grand bonhomme, Joseph Conrad, qui réussit la prouesse de créer de toutes pièces un pays dans toutes ses composantes, le Costaguana, au sein d'un continent sur lequel il a à peine mis le pied, parvenant à construire une immense fresque universelle sur le pouvoir et les combats douteux des hommes.
Inspiré de la naissance du Panama au début du siècle, ce roman foisonnant d'une intensité remarquable donne en effet une sensation de réalité puissante et fait écho aux nombreux bouleversements politiques et aux effets de la domination économique qu'a connu l'Amérique latine tout au long du 20ème siècle, à travers une galerie de personnages iconiques au sein desquels se détache le fier Nostromo, force de vie parti de rien mais dont les valeurs ne s'accordent pas avec un monde nouveau qui détruit les braves.
Grand roman d'aventure, leçon de vie désabusée, Nostromo est de ces romans qui vous laisse des traces profondes et donnent l'envie de quitter le commerce des hommes.
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Dans ce roman d'aventures, Joseph Conrad invente un État imaginaire, un monde, avec sa géographie, son histoire, ses institutions et ses personnages des différentes vagues d'immigration aux personnalités fortes, et réussit à le rendre vraisemblable.
Un décor latino-américain pour un roman-fleuve, où un ingénieur anglais, Charles Gould, hérite d'une mine d'argent, s'installe dans ce pays, l'exploite intensivement quand une rébellion armée éclate. Il fait embarquer son trésor, à bord d'un bateau qui va couler.
Il est difficile de résumer ce roman, riche en péripéties, en personnages. La présentation des faits n'est pas chronologique, elle n'en est que plus moderne, efficace, avec ces allers-retours qui finissent par construire peu à peu une image mentale réaliste de ce monde imaginaire.
Joseph Conrad délivre son message central : l'argent, qui corrompt les êtres, par le pouvoir qu'il confère. L'auteur plonge dans les dilemmes et les frustrations de l'âme humaine, où l'ambition, l'égoïsme rongent les coeurs et les poussent à la violence. Et où la culpabilité, le sens du devoir finissent par se réveiller.
C'est une oeuvre exigeante et qui marque.
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C'est incontestablement le livre de Conrad que je trouve le plus remarquable, celui où tous les thèmes qui caractérisent ses écrits sont exprimés avec le plus de force et maturité, dans un style complètement maîtrisé accompagné d'audaces de construction qu'à ma connaissances on ne trouve nulle part ailleurs chez lui, la quintescence de son oeuvre en quelque sorte.

L'action du roman se passe dans un pays imaginaire de l'Amérique du Sud, sur fond de révolution, guerres civiles, violences, misère. Une fabuleuse cargaison d'argent est au centre du récit, provoquant cupidité, fascination et causant les pires désastres. Des destins individuels s'entrecroisent: Charles Gould le capitaliste philanthrope, Decoud l'intellectuel cynique éperdument amoureux, Nostromo le loyal serviteur devenu traître et mené à sa perte par le métal argenté. Tous les personnages s'agitent en vain, espérant se bâtir un destin digne de ce nom, s'affranchir des déterminismes sociaux ou historiques qu'ils ne font en fin de compte que renforcer par toutes leurs actions. Sous l'apparence d'un livre d'aventures se cache un roman d'une grande noirceur et d'une impitoyable lucidité sur la nature humaine et ses limites.
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J'ai hésité avant de relire Nostromo, un des grands romans de Conrad. Finalement la seconde lecture a été encore plus agréable que la première. On devient familier des Gould, du docteur Monygham, de la famille Viola, de Martin Decoud, et bien sûr de Nostromo. Tant de portraits liés les uns aux autres et qui rendent la pays fictif de Sulaco si vivant, si crédible. Car il s'agit d'un "world building" qui n'a rien à envier à ceux imaginaires de Tolkien ou de Dunsany. La richesse, le foisonnement des couleurs, des voix et des intérêts divergents peuvent égarer le lecteur. Cependant la narration est limpide, ferme. Conrad sait où il veut nous mener. Il maîtrise les effets tragiques, les surprises et les scènes pleines de tension. Je pense à la fameuse nuit noire, sur la gabare chargée de lingots, qui croise un navire ennemi. Conrad dilate le temps pour nous confier les pensées de Nostromo et des autres protagonistes. Leurs espoirs et leurs craintes résonnent dans le golfe placido..
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Nostromo est un chef d'oeuvre. Conrad nous embarque dans un pays imaginaire d'Amérique Latine, le Costaguana, avec une parfaite maîtrise. Pas la peine de chercher quel pays peut se retrouver derrière le Costaguana. le Costaguana, c'est tous les pays d'Amérique Latine. Une économie basée sur l'exploitation des terres et du sous-sol, dépendante des investissements étrangers (Europe ou Etats-Unis), une société inégalitaire et multiculturelle ou les responsables politiques ne connaissent pas la notion d'intérêt général et agissent en fonction de leur propre enrichissement.
C'est prophétique et brillant. Et même traduit, la prose de Conrad laisse pantois.

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Le roman relate les circonstances dans lesquelles l'Ouest du pays fictif du Costaguana se déclare indépendant, en particulier grâce à la richesse que lui procure l'exploitation de sa mine d'argent. L'histoire est sans doute inspirée par l'indépendance de Panama de la Colombie qui a eu lieu en 1903, un an avant la parution du livre.

La situation politique décrite est complexe pour qui (comme moi) a du mal à dominer les troubles de l'Amérique du Sud à la fin du XIXe siècle. En gros, l'Ouest du Costaguana est gouverné par des notables encore très européens et par ailleurs prêts à pactiser avec les Etats-Unis (la mine d'argent, par exemple est possédée par un anglais et financée par un banquier américain). En opposition, le gouvernement, installé à l'Est de l'autre côté des montagnes, a été pris d'assaut par une des révolutions populaires présentées comme permanentes dans la région. Cette situation est typique de l'endroit et de l'époque et elle est décrite de façon très rigoureuse.

Bizarrement, Conrad, d'ordinaire peu favorable au colonialisme, envisage ici la révolution et les mouvements populistes qu'elle génère jusqu'à l'Ouest de façon très négative. C'est peut-être que la véritable révolte - chez Conrad - est individuelle et c'est celle de l'aventurier. Le personnage de Nostromo, initialement complètement inféodé aux puissances en place (il est "notre homme", l'homme des gens), décide de voler et de cacher l'argent qu'on lui confie. Cette décision le projette dans une marginalité rêveuse qui est de l'ordre de l'aventure. Il devient quelqu'un ; il s'appartient enfin.

C'est un roman horriblement difficile à comprendre, à cause des variations temporelles permanentes : je m'y suis acharnée. Le mieux est peut-être cependant de s'y laisser glisser. Déconnectées de la trame narrative, des scènes deviennent alors particulièrement visibles, d'autant qu'elles sont répétées au gré du roman : entre tant d'autres, l'arrivée - symbolique - du Président démis chevauchant un âne, le réveil de Nostromo renaissant sur la plage, et surtout l'extraordinaire fin où le véritable nom de Nostromo est crié vers la mer, acquérant ainsi enfin la dimension héroïque recherchée. C'est une des plus belles fins de roman que j'aie pu lire.
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Joseph Conrad est un écrivain hors pair, capable de marier roman d'aventure, et littérature plus sérieuse dont l'ambition va au delà du plaisir de divertissement. Nostromo ne fait pas exception. Livre univers, foisonnant de détails ; il embrassent en un peu plus de cinq cent pages, la politique, l'économie, la géographie et l'histoire d'un monde en marche, le Costaguana. Il le fait en multipliant les points de vue qui sont autant de focales permettant de découvrir les facettes de monde. Il déploie une galerie de personnages, leur idiosyncrasie. Il brouille le temps du récit dans une première partie pouvant survoler les années, dans le passé , le futur, et offre des les premières pages une description géographique de la scène des évènement à venir spectaculaire (et visionnaire façon google map..) Et puis il y a Nostromo, qu'on appelle "el capataz de cardadores" personnage singulier, héros populaire, quasi mythique, qui va se perdre, et perdre son idéal. Nostromo c'est avant tout la défaite d'un homme, la défaite des ambitions, aussi bien personnelles que collectives.
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Quel livre! très difficile d'en parler sans trahir, minimiser ou spoiler. Dans ce livre, Conrad a crée un pays: le Costaguana, et l'a doté d'un peuple avec son histoire, de coutumes, d'institutions, de villes, et particulièrement une ville Sulaco, où l'intrigue (même ce mot est réducteur) se déroule. C'est un pays latino-américain, qui se relève tant bien que mal d'une longue série de révolutions et de coups d'états, et qui connait une période de transition paisible sous la présidence de Ribeira, qui veut transformer sa nation et la moderniser à l'image des états européens. le peuple costaguanien est formé d'indiens, majoritaires, qui vivent un peu "comme des sauvages" selon les dires de l'élite économico-bourgeoise blanche, principalement espagnole, mais qui comporte aussi des anglais et des italiens. Ce parti des Blancos détient la plus grande part des richesses du pays, symbolisées dans la ville de Sulaco par l'office maritime, la société de chemin de fer et surtout par la mine de San Tomé, cadeau empoisonné à un un anglais nommé Gould, qui finira par causer sa mort, mais qui une fois entre les mains de son fils Charles, sera transformé en la première puissance économique du pays, dirigé de loin par des capitaux américains. Ce qui est fascinant dans ce livre c'est sa construction: le récit de la révolte des costaguaniens pour chasser le parti blanc et récupérer le pouvoir, l'entrée en scène des personnage, l'un après l'autre : Charles Gould et sa femme, venus d'Europe pour gérer l'héritage maudit du père, la famille Viola, avec à sa tête le vieux patriarche, ancien garibaldien pétri d'idées républicaines, et condamné à l'exile loin de son Italie natale, du capitaine Mitchell, ancien marin anglais, à la tête de la compagnie maritime, du docteur Monygham, au passé trouble sous l'ancienne dictature, des membres de la famille Avellanos, une des plus anciennes bourgeoisies espagnoles du pays, du général Montéro et de son frère Perdito, responsables de la révolte populaire et du coup d'état qui s'en suit, de Martin Decoud, sorte de dandy parisien, improvisé journaliste à Sulaco et qui aura un rôle décisif dans l'histoire (mais pas moins que d'autres), du père Corbellan, mi fanatique mi réaliste, dont la mission est de christianiser absolument tous les indiens, et tant d'autres, tous ces personnages entrent donc en scène, non pas en file indienne, mais selon la pertinence de leurs ambitions, pensées et rôle dans l'histoire. Celle ci est d'ailleurs présentée par des allées retour très subtils entre le passé et le présent, et ces mêmes allées retours sont découpés de façon à servir le rythme de l'histoire; ainsi, la vie d'un personnage peut être présentée d'un seul jet, ou bien s'étaler sur plusieurs chapitres, et tout ce ci se passe sans accroc, sans peser sur la lecture. l'intrigue va crescendo, dominée par l'ombre des îles alentours: les Isabelles, par la mine de San Tomé , tantôt sauveur, tantôt malédiction, et surtout par les ambitions et états d'âmes des protagonistes, puis tout redevient calme, mélancolique. Et Nostromo dans tout ça? et bien c'est un ancien marin gênois, recruté pour gérer les activités du port , mais qu'on sollicite pour à peu près tout, tant il est fort, courageux, ingénieux, fidèle et honnête. En fait, sur les 600 et quelques pages, Nostromo n'apparaît que peu relativement, et il est très difficile à cerner. Ce qu'il en ressort, c'est qu'il un homme vaniteux, mais d'une vanité naïve, innocente, qui ne demande qu'une chose: c'est que tout le monde soit conscient de sa valeur. Il se démène corps et âmes, sans rien demander d'autre en retour, jusqu'au jour où il se révolte, mentalement, contre ces "riches" qui volent et vivent aux dépends des pauvres paysans, plus encore, qui le font en toute légitimité de coeur, pensant faire ce qui est juste, et qui utilisent ces pauvres, qui l'utilisent lui, pour servir leurs passions , qu'elles soient subites ou projetées sur le long terme, et qui passent à un autre projet sans se soucier des conséquences de leurs décisions sur lui notamment. Je pourrais en dire tellement plus, mais ce ne sera jamais assez, en tout cas sans dévoiler des passages importants de l'histoire. Ce qu'il faut en retenir, c'est l'incroyable modernité de ton du livre, tout semble si familier, si actuel, si précis. La ville et son quotidien font penser à Cent ans de solitude, avec ses couleurs chatoyantes et sa lumière aveuglante, mais sur une tonalité moins "magique". Les personnages sont ficelés à la manière de Dostoïevski, avec leurs passions profondes et complexes, il y a du suspense, de la réflexion, de la poésie, du réalisme. Enfin, pour résumer, un petit extrait :" Les intérêts matériels ne souffrent, dans leur développement, ni paix ni repos. Ils ont leurs lois et leur justice, une justice inhumaine et fondée sur des expédients, une justice qui ne s'embarrasse pas d'aucune loyauté et ne comporte ni la continuité ni la force que donnent seuls les principes moraux."
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