Hortense Raynal lit "Je sais mal les champs" in Ruralités (Carnets du Dessert de Lune, 2021)
" ficelées ficelés
on est ficelés aux autres
qu'on le veuille ou non
ficelés on avait pensé
(...)
nos cartes se rencontrent
nos reliefs nos mars et nos étangs
j'avais pensé j'avais stagné
même quand on ne ressent rien
on ressent ce qui stagne en nous
nous sommes des marécages
(...)
est-ce que j'ai pas assez écouté certains lieux? est-ce que j'ai pas assez écouté dans ma vie ? est-ce que les oreilles ça suffit comme outil ? est-ce qu'il n'y aurait pas aussi les doigts la peau les frissons les yeux tes yeux oups les yeux
(...)
venez me déplier
venez déplier ma carte.
je vous le dis, je suis d'accord
(...)
on écrit comme on nagerait dans des marécages lentement
(...)
c'est douleur d'être partout.
en moi plusieurs endroits
(ces envers de vie)
endroits que je n'ai jamais visités mais
que je sais me construire.
me bâtir chaque parcelle constructible de molécules
de chair de ce qui
peut me servir de nouveau corps.
(...)
quand j'arrive quelque part
(un quelque part que j'ai jamais vu)
je n'y arrive pas tout à fait en étrangère,
et toutes les terres sont mes terres.
(...)
l'estuaire
s'est emparé de mes ports d'attache,
il y a de l'espoir dans le raté et puis
les ramifications
ont fait leur travail
(faut laisser faire)
(...)
ce poème je
le connais, sans le connaître
est quelque part sur la carte des souvenirs
(allez j'utilise le mot enfance) d'enfance.
(...)
les vieux ça rentre dans le cœur et ça fait une boule,
dedans toujours, tous les vieux portent des pays
(...)
quand j'oublie,
je me fais pays.
et tout le monde m'habite,
et c'est tant mieux.
habitez-moi
habitons-nous
habitez-vous entre vous
je vous regarde
(...)
j'ai ma mère sur la poitrine
mon père à l'épaule
mon frère à l'oreille
ma sœur dans la main
mon amoureux sur la bouche
d'autres amoureux sur les joues
ma grand-mère dans les côtes
mon grand-père dans le pied
les amis dans les yeux
j'ai des inconnus sur le front
et le reste du monde dans le cœur.
toute cette forêt de gens m'habite
jamais ne me quitte,
l'enfer la forêt, les noix.
mais moi aussi je suis un arbre
(...)
je suis l arbre qui me broie.
(...)
l'eau qui n'est pas amoureuse fait peur
je m'en tapisse les neurones avec les gouttes
de nos eaux stagnantes en nous.
(...)
en attendant on va"
je n'ai plus besoin de village en poésie
la poésie est mon village
j'ai un biotope microscopique coincé au coin de l'œil
à te donner mon ami.
pour nous, nos yeux, et nos marécages
j'ai inscrit mes lieux au calendrier,
j'ai mis mes amours en banlieue,
mes amitiés en province,
ma famille à la ville,
et moi à la lisière.
il faudrait toujours pouvoir perdre ses frontières.
cette mémoire trouée c'est
d'infinis ricochets, rituel rapide
faire poésie c'est creuser. pour faire poésie, il faut que tu creuses, c'est inévitable. et tu dois le faire pour de vrai. tu peux pas gratter la terre comme ça du bout du doigt, puis t'arrêter, t'as cru quoi ? la poésie c'est salissant. en fait, non. c'est même pas salissant, c'est toi qu'es salissante. c'est toi qui dois être sale et salir les autres quand ils elles veulent pas, quand ils elles veulent rester toutes propres, toucher les mots du bout du nez, du bout de la langue, là. toi, tu roules des pelles à la langue,
des grosses pelles, des grosses pellasses oui. pilote de la langue t'es une pilote t'es pas moins, pas plus, mais pas moins. alors oui. ça va vite. et ouais c'est fatigant, c'est du lourd la poésie,
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la vie est un pays
j'ai regardé ce pays et le pays m'a dit
qu'il fallait apprécier ses déserts
on écrit comme on nagerait dans des marécages lentement
j'ai des monts entiers de sensations
tout dans mon corps est un centre
chacune des villes de ma peau est une métropole
à l'instant où tu me touches
Finir par être en vacances chez soi