Liêm ne croit pas au modèle républicain de l'immigré qui courbe l'échine. D'ailleurs, il a cessé de répondre constamment « oui». Comme un radeau échoué sur une île, il a atterri là où les administrations et l'histoire coloniale l'ont mené. Il refuse le discours policé qui voudrait qu'on remercie éternellement la France pour ce qu'elle nous a donné. Lui n'a rien demandé et il travaille pour gagner sa vie. Il contribue à construire le pays, à améliorer son économie. C'est la France qui devrait le remercier de faire le sale boulot.
Croire à tout ce que les parents racontent est un privilège de l’enfance.
Papa regrette d’avoir été naïf, d’avoir cru qu’il retrouverait sa mère après quelques mois, en France ou aux États-Unis. II ne savait pas où il allait et il s’était convaincu que la séparation ne durerait pas. Il aurait aimé pouvoir voir sa mère par écran interposé comme je le vois aujourd’hui. Il aurait voulu entendre une dernière fois sa voix et lui dire tout l’amour qu’il lui portait.
Il se refait le film du jour de son départ et ne cesse de répéter « je n’ai même pas pu lui dire au revoir ».
(Page 156)
Papa dit que le concept de traumatisme est « un truc de Français ».
« Combien de fois j’ai vu des mecs se faire planter dans la rue ? Je ne vais pas pleurer chez un psy pour autant. »
Il ne connaît pas le mot vietnamien qui fait référence au choc émotionnel, à l’onde qui se propage dans l’esprit et empêche le cerveau de tourner comme il le devrait. La dépression, c’est pareil, ça n’existerait qu’en Occident.
« C’est des problèmes de riches, des maladies de riches. Les psychologues sont des charlatans des temps modernes », affirme-t-il.
Voir des morts ? C’est la vie. Assister à un drame aussi.
(p. 60)
Pour la première fois, Liêm réalise à quel point il aime sa mère. Il voudrait se jeter dans ses bras et que seule compte cette étreinte. Il ne sait pas quand il la reverra. Son cœur se serre. Il repense à ce que son frère lui a dit : être discret, faire comme si de rien n’était, partir sans dire au revoir à sa mère. Il s’accable de ne pas l’avoir fait tous les matins qui ont précédé celui-ci. Il ne pourra pas la serrer contre lui. Il ne sait pas encore que c’est la dernière fois qu’il la voit.
(Page 54)
Le retour au pays est dans tous les esprits. Liêm ne fait pas exception. S’il est parti pour une nouvelle vie, il ne renoncera pas à sa famille, à sa culture, et ce n’est pas négociable. Qu’importent les papiers, il ne deviendra jamais un Français. L’Hexagone sera une parenthèse, il se le promet.
S’il savait !
(Page 272)
Papa est fier de ne s’être jamais montré plus déférent vis-à-vis d’un supérieur que d’un égal, même si cela implique de n’avoir jamais bénéficié d’aucune promotion en près de trente ans. Il travaille parce qu’il faut le faire, pour le salaire.
« Et surtout pour que mes filles aient une meilleure vie. »
Il ne peut s’empêcher de penser qu’un autre destin l’attendait. Quelque part–mais ni au Vietnam, ni en France–il aurait pu « devenir quelqu’un ».
À mes yeux, se briser les articulations pour subvenir aux besoins de ses enfants fait de lui un grand homme. Il peut en être fier. J’ai beau lui répéter ça ne le console pas.
Pour lui, c’est « que de la merde ».
(Page 316)
« Le secret, c’est de frapper en premier », m’a toujours dit Papa.
C’est l’avantage de la surprise. Le premier coup, droit dans le nez, est décisif. Il permet d’éblouir son adversaire et de le désorienter. Un peu comme dans les films de kung-fu où le méchant titube et s’effondre.
Papa m’a toujours encouragée à suivre sa voie. Il a souvent répété :
« Si quelqu’un est gentil avec toi, il faut être dix fois plus gentil avec lui. Mais si quelqu’un est méchant, il faut aussi être dix fois plus méchant. »
(p. 50)
Le racisme, il connaît. Il y a été confronté toute sa vie, au sein de sa famille d’abord, avec ses oncles, tantes et cousins qui le trouvaient « trop cham » d’un côté et « trop viet ‘» de l’autre, puis dans les rues et sur les bancs de l’école, à Saïgon, où la couleur de sa peau basanée lui était sans cesse rappelée. Mais que cela se perpétue aussi impunément en France, le pays des Lumières, où« les-hommes-naissent-et-demeurent-libres-et-égaux-en-droits» ? C’est une grande déception.
(p. 353)
S’ils étaient payés en gouttes de pluie, les Lorrains seraient milliardaires. Ici, les averses n’ont rien à voir avec la chaude et tropicale mousson : elles sont froides et tristes. La grisaille de l’Est est une nouvelle déception pour Liêm. Devant la boue, la crasse et les mines, il doute de pouvoir survivre à la météo.
« Et ça, c’est l’été, se moque Sary, qui les accueille dans ce nouveau foyer. Tu comprendras ta douleur quand l’hiver arrivera et qu’il commencera à neiger. »
(Page 287)