Avec Marc Graciano, Maylis de Kerangal, Christine Montalbetti & Martin Rueff
Table ronde animée par Alastair Duncan
Projection du film d'Alain FleischerClaude Simon, prix Nobel de Littérature 1985, est plus que jamais présent dans la littérature d'aujourd'hui. Ses thèmes la sensation, la nature, la mémoire, l'Histoire
et sa manière profondément originale d'écrire « à base de vécu » rencontrent les préoccupations de nombreux écrivains contemporains.
L'Association des lecteurs de Claude Simon, en partenariat avec la Maison de la Poésie, fête ses vingt ans d'existence en invitant quatre d'entre eux, Marc Graciano, Maylis de Kerangal, Christine Montalbetti et Martin Rueff, à échanger autour de cette grande oeuvre. La table ronde sera suivie de la projection du film d'Alain Fleischer Claude Simon, l'inépuisable chaos du monde.
« Je ne connais pour ma part d'autres sentiers de la création que ceux ouverts pas à pas, c'est à dire mot après mot, par le cheminement même de l'écriture. »
Claude Simon, Orion aveugle
À lire L'oeuvre de Claude Simon est publiée aux éditions de Minuit et dans la collection « La Pléiade », Gallimard. Claude Simon, l'inépuisable chaos du monde (colloques du centenaire), sous la direction de Dominique Viart, Presses Universitaires du Septentrion, 2024.
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Il faut savoir abandonner le tableau que l’on voulait faire au profit de celui qui se fait.
...elle m’a donné cette bague, elle m’a fait venir dans sa chambre (et c’est la première fois que j’ai senti cette odeur, ce parfum, exactement comme celui d’une rose desséchée ou plutôt – puisqu’une rose desséchée ne sent rien – celui que l’on imagine qu’elle devrait exhaler, c’est-à-dire quelque chose qui serait à la fois fait de poussière et de fraîcheur, et j’ai regardé sa table, sa coiffeuse, mais il n’y avait rien que ces quatre épingles et ce flacon d’eau de Cologne bon marché, et pourtant cela sentait comme une fleur, comme une jeune fille, comme peut sentir la chambre ou plutôt le tombeau, le sarcophage d’une toute jeune fille que l’on y aurait conservée intacte quoique prête à tomber en poussière au moindre souffle)...
17 mai 1940
Les successives et molles ondulations de la plaine, le champ de blé vert, le village de carton et son clocher effilé sortant d'un bas-fond dans lequel s'enfonçait peu à peu le chemin, les petites silhouettes s'enfonçant en même temps, les bustes seuls visibles maintenant, plantés derrière les encolures arrondies des chevaux, comme les pièces d'un jeu d'échecs, l'escadron tout entier retombé dans sa somnolence ou plutôt sa léthargie, exténué, somnambulique, si bien que lorsque le cri s'éleva, venant de l'arrière, passant de bouche en bouche, relancé par les voix éraillées des sous-officiers, il (le cri) parut courir, privé de sens, comme une simple vibration de l'air ou ces incompréhensibles piaillements d'oiseaux marins, de mouettes, à la fois alarmés, rauques et plaintifs, déchirant sans le déranger le silence indifférent, relancé par chacun avec une sorte d'indifférente docilité, de morne lassitude, tandis qu'ils continuaient d'avancer, de presser machinalement le pas de leurs montures fourbues, relevant à peine la tête pour lancer au dos qui les précédait l'avertissement monotone, inutile, répété, avec cette cassandresque persévérance des annonciateurs d'apocalypses et de désastres : "Faites passer en tête : les Allemands sont dans le villages! Faites passer : les Allemands! Faites passer : les blindés allemands sont dans le village ! Arrêtez ! Blindés dans le village ! Faites passer ! Les Al.....page 48
« Mais elle n’a rien, personne, et personne ne la pleurera (et qu’est-ce que la mort sans les pleurs ?) sinon peut-être son frère, cet autre vieillard, et sans doute pas plus qu’elle ne se pleurerait elle-même, c’est-à-dire ne se permettrait de se pleurer, ne penserait qu’il est décent, qu’il est convenable de...
– Mais elle ne t’est rien.
– Non, dit Louise.
– Elle ne t’est rien.
– Non », répéta-t-elle docilement. Mais elle continuait à regarder devant elle quelque chose qu’il ne pouvait pas voir.
(Incipit)
l’été qui allait peu à peu ainsi s’épuiser, par degrés, d’orage en orage, comme si chacun emportait, lui enlevait un peu de sa substance – cette épaisse et opaque matière, comme la pâte d’un pinceau trop chargé, dans laquelle il semble être coulé tout entier : les lents ciels lourds, la lourde et verte senteur de foins coupés, d’herbe tiède, de terre tiède, de fruits tièdes, mûrissants, pourrissants –, les orages (comme celui de l’avant-veille) d’abord aussitôt épongés, bus par la terre velue, la molle et grise poussière, puis, peu à peu, attaquant l’été, le lavant, le détrempant, le trouant d’ombres transparentes, s’allongeant, puis, plus tard encore, l’entraînant, l’emportant, ni plus ni moins qu’une aquarelle se délayant, glissant, s’abîmant parmi l’humide, brun et silencieux froissement des feuilles qui se détachent, tombent, ne laissent plus à la fin que le noir entrelacs des branches nues et raides s’entrechoquant, oscillant avec raideur dans la virginale et métallique pluie d’hiver...
l'Exode - Les cavaliers croisent une colonne en sens inverse
De l'autre, la lente succession des véhicules hétéroclites (charrettes à foin, carrioles, tombereau) couleur de terre (c'était quelque chose que même dans la demi-obscurité on pouvait voir, comme on peut sentir une odeur dans les ténèbres ; quelque chose qui était inhérent aux voitures, aux ballots entassés, au vêtements : le brun terne des couvertures, de la boue accrochée aux roues, des croûtes écaillées sur les jarrets des vaches et des veaux - seule parfois une tache noire trahissait le rouge d'un édredon ou d'une courtepointe) avec leurs chargements encordés et débordants, les bestiaux attachés par une longe à l'arrière, les femmes assises parmi les paquets, semblables elles-mêmes à des paquets (ils - les cavaliers - pouvaient parfois entrevoir un profil rigide, dur, sculpté dans une matière inerte comme le malheur), , les hommes conduisant les bêtes et, eux aussi, de profil, regardant aussi avec une sorte de farouche obstination droit devant eux dans le noir, sombres, femmes, hommes, enfants - tout au moins ceux qui ne dormaient pas, enfouis sous des lainages au milieu des cartons et des batteries de cuisine ficelés à la hâte - frappés, aurait-on dit, d'une même stupeur, sous le coup de cette malédiction qui les chassait de leurs maisons et les jetait en pleine nuit sur les routes, traînant avec eux leurs entassements de bahuts, d'édredons, de machines à coudre et de moulins à café couronnés de vieilles bicyclettes couchées sur le flanc, semblables à des squelettes, des carcasses d'insectes à la morphologie compliquée, arachnéenne et cornue.
pages 245/246
Franciscains moines fanatiques déchaux venus d'où construire ici un sanctuaire de blocs roses lilas bistre cyclamen au toit couvert d'écailles peindre le flagellé le juge en robe prune qui se lave les mains sculpter ces grappes de sang coagulé
treille aux flancs aux paumes aux pieds percés de clous où pendent des raisins
(...) ces dernières heures où la bataille semble ne plus continuer qu’en vertu de la vitesse acquise, ralentir, reprendre, s’éteindre, se rallumer en d’absurdes et incohérents sursauts pour s’affaler de nouveau tandis que l’on recommence à entendre chanter les oiseaux, se rendant compte tout à coup qu’ils n’ont jamais arrêté de chanter, pas plus que le vent n’a cessé de balancer les branches des arbres, (...)
(...) le temps pour ainsi dire immobile lui aussi, comme une espèce de boue, de vase, stagnante, comme enfermée sous le poids du suffocant couvercle de puanteur s’exhalant de milliers et de milliers d’hommes croupissant dans leur propre humiliation, exclus du monde des vivants, et pourtant pas encore dans celui des morts : entre les deux pour ainsi dire, traînant comme d’ironiques stigmates leurs dérisoires débris d’uniformes qui les faisaient ressembler à un peuple de fantômes, d’âmes laissées pour compte, c’est-à-dire oubliés, ou repoussés, ou refusés, ou vomis, à la fois par la mort et par la vie, comme si ni l’une ni l’autre n’avait voulu d’eux, de sorte qu’ils paraissaient maintenant se mouvoir non dans le temps mais dans une sorte de formol grisâtre, sans dimensions, de néant, d’incertaine durée sporadiquement trouée par la répétition nostalgique, pimpante et obstinée, de la même rengaine, des mêmes mots vides de sens, sautillants, mélancoliques :
Granper ! Granper !
Vouzou blié vo ! tre ! che ! val !
Granper ! Granper !
Toujours debout, l’herbe, les minces langues d’herbe le long de ses jambes nues mollement balancées, non pas la brise mais l’air tiède en paresseux remous, les hautes graminées, leurs têtes arachnéennes oscillant, flexibles, léchant ses chevilles, les multiples et vertes langues de la terre, et autour d’elle cette molle vibration de chaleur s’apaisant par degrés, les contours des choses ondulant à la façon d’algues, toutes les feuilles des trembles frémissant sans trêve, oscillant, palpitant, le train de sept heures débouchant de derrière la colline, ponctuel lui aussi comme le chat, faisant gronder le pont de fer, puis disparaissant derrière le bouquet d’arbres de l’autre côté de la rivière, le bruit disparaissant, aussi englouti, tandis que le frémissement des milliers de feuilles semblait multiplier le silence, papillotant, pointillant la masse des arbres, la lumière se fractionnant en une infinité de particules miroitantes présentant alternativement leurs deux faces vert et argent, clignotant, puis train et bruit ressurgirent tout proches tandis qu’il glissait maintenant, jouet miniature, sur la portion de terrain découvert, avec la suite de ses vieux wagons verdâtres si près qu’on pouvait entendre le choc régulier des roues aux cassures des rails, voir dans l’encadrement des glaces des bustes de personnages comme découpés dans du papier et collés sur les vitres,...