Pour moi, Les Grands Espaces est à la fois la suite de La Légèreté et le livre qui s’en détache. C’est ce que je voulais signifier dès le titre de l’album : je souhaitais ouvrir grand les fenêtres, élargir l’horizon, histoire de respirer un grand coup, après avoir passé en apnée les années qui ont suivi l’attentat contre Charlie Hebdo, auquel j’ai échappé. Le lien qui existe entre Les Grands Espaces et La Légèreté est pour moi très visible, mais j’ai fait en sorte qu’il soit discret aux yeux du lecteur.
Je dessine depuis toujours, et de tout : des animaux réalistes ou inventés, des fleurs en pot ou sauvages, des maisons, des personnages, les professeurs du collège et du lycée… Enfant, j’admirais les aquarelles de Beatrix Potter. Ses croquis de plantes ou d’animaux de la ferme sont épatants. J’avais aussi une passion pour les illustrations naturalistes, les planches de botanique, notamment. Je ne me souviens pas avoir dessiné dans les prés, en revanche, j’observais beaucoup, les mains dans les poches. Je pouvais passer des heures assise parmi les grillons et les sauterelles, écoutant les coqs qui se répondent de ferme en ferme, respirant l’odeur des foins et des bois. La contemplation d’un paysage associé à l’odorat peuvent aider à dessiner de minutieuses choses par la suite, comme les végétaux. Je me sers beaucoup du souvenir de mes impressions et sensations pour dessiner.
Les peintres et les écrivains font naturellement partie de ma vie, au même titre que mes amis, ma famille, les gens que j’aime. Ils m’accompagnent partout, m’apprennent à être seule sans souffrir de la solitude, me donnent confiance en moi, me ravissent parfois totalement. Je suis d’un tempérament gai, et rien ne me comble plus qu’une pensée radieuse, généreuse. Et quand un grand esprit a de l’humour (on ne dit pas assez que Proust est tordant), alors là, c’est le pompon. Pour le dire plus trivialement, qu’un écrivain ou un peintre puisse nous aider à être moins cons me met en joie. Par ailleurs, réaliser une bande dessinée est très laborieux. Quand on s’y attelle, autant mettre dedans tout ce qu’on aime et qui nous soutient, pour ne pas flancher en cours d’écriture.
Personne ne se rêvait écrivain dans ma famille, et tant mieux ! J’ai toujours entendu mes parents se réjouir qu’un Proust, qu’un Loti (mais aussi Julien Gracq, René Fallet, Romain Gary…) expriment leurs pensées, mais « en mieux ». J’ai grandi dans cet esprit-là : on peut compter sur les écrivains pour mieux penser, on peut compter sur la nature pour mieux vivre. J’ai plus souvent vu mes parents travailler au jardin qu’assis à bouquiner. Ce sont leurs deux filles, je crois, qui les ont poussés à lire de plus belle, d’autant que ma sœur et moi avons fait des études de Lettres après le bac.
Il me semble qu’une des raisons pour lesquelles je fais des livres est d’éviter d’oublier, de perdre des choses, des connaissances, des souvenirs en cours de route. Quand des notions sur la littérature ou sur la botanique apparaissent au coin d’une page, c’est d’abord à moi que je m’adresse. C’est en dessinant mon père en train de dire « Quand les perce-neige fleurissent, il est temps de planter les oignons » que j’arrive à me souvenir de l’utilité des perce-neige. Quand je dessine ma mère bouleversée à l’idée que le parfum du rosier qu’elle respire était déjà connu des Grecs dans l’Antiquité, je le fais pour m’en souvenir, autant que parce que cela m’émeut. Je consigne les connaissances qu’on m’a transmises, passant allègrement de la théorie aux sensations, puis je fais ma petite cuisine pour que cela puisse être transmis au lecteur. Car, comme on le sait, plus on est de fous (éclairés), plus on rit.
Il y en a plusieurs… En ce qui concerne l’envie de dessiner : tous les livres illustrés par Gustave Doré, Sempé, Quentin Blake, Beatrix Potter ou Tomi Ungerer, que je regardais enfant, et qui m’ont suivie dans l’âge mûr. Quant à l’envie d’écrire, j’ai commencé à parler et à écrire en entrant à Charlie Hebdo. Cela a commencé par des légendes de dessins, des bulles, puis des reportages, des chroniques où le texte (mon opinion, mes gags) se mêlait au dessin. Je suis devenue autrice en faisant mes gammes dans ce journal satirique. Plus tard, la lecture de Proust m’a invitée à me raconter plus franchement, en dévoilant ma sensibilité. Je ne me sens pas écrasée par les géants de la littérature, au contraire, ils m’émoustillent. Je peux à l’aise dire que Proust m’a inspirée, dans le sens où il m’a autorisée à jouer dans mon coin en puisant dans une malle aux trésors (images, mots, sensations). Cette malle, c’est lui qui me l’a désignée. Il me semble que tous les grands artistes et écrivains permettent cela : qu’on les suive à la trace pour se sentir libre.
Les Frustrés, de Claire Bretécher, ou Tamara Drewe, de Posy Simmonds.
Sacrées Sorcières, de Roald Dahl. J’ai ri, j’ai frémi, pour la première fois un livre pour enfants ne me prenait pas pour une enfant. Puis j’ai été absorbée par Le Comte de Monte Cristo, d’Alexandre Dumas. Mon premier page turner.
Tous les Astérix.
Je n’ai aucune honte. Au contraire, je suis heureuse de ne pas avoir tout lu, cela me garantit de belles émotions plus tard.
Oreiller d’herbes, de Nastume Soseki. Connue ou méconnue, je ne sais pas, en tout cas c’est une perle.
L’attrape-cœurs de J.D. Salinger m’a exaspérée. Je l’ai lu juste après Louis-Ferdinand Céline, dont le style « parlé » , extraordinaire, m’avait éblouie. Ceci explique peut-être cela.
« J’ai la poésie pour condition d’existence, et tout ce qui tue trop cruellement le rêve du bon, du simple et du vrai, qui seul me soutient contre l’effroi du siècle, est une torture à laquelle je me dérobe autant qu’il est possible. » George Sand.
Après avoir lu de formidables Italiens (Alberto Moravia, Dino Buzzati, Andrea Camilleri, Elsa Morante), je lis d’extraordinaires Américains, notamment Edward Abbey (Désert solitaire, Le Gang de la clef à molette, Un fou ordinaire), Doug Peacock, Jack London (Martin Eden). Dès que j’en aurai fini avec les US, je me plongerai dans les livres de Français remarquables : Bruno Gibert (Les Forçats) et Sigolène Vinson (Maritima), qui accessoirement sont des amis.
Découvrez Les Grands Espaces de Catherine Meurisse aux éditions Dargaud :
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"Les nouveaux mystères de Paris" de Léo Malet, série avec Nestor Burma, l'enquêteur.