Grande soirée-débat : « L'intelligence artificielle, vers un monde meilleur ? »
Auteurs invités :
Alexei Grinbaum, directeur de recherche au CEA
François-Régis de Guenyveau, auteur et consultant en stratégie
Bruno Patino, président d'Arte France
Laurent Stalla-Bourdillon, théologien et enseignant au Collège des Bernardins
La société numérique rassemble un peuple de drogués, hypnotisés par l'écran. A trop faire le parallèle avec les habitudes qu'avaient créés chez nous les journaux, la radio, la télévision, nous n'avons pas pris garde au glissement de l'habitude vers l'addiction.
Trois éléments distincts définissent le problème:
la tolérance, la compulsion et l'assuétude.
La tolérance énonce la nécessité pour l'organisme, d'augmenter les doses de façon régulière, pour obtenir le même taux de satisfaction.
La compulsion traduit l'impossibilité, pour un individu, de résister à son envie.
Et l'assuétude, la servitude en pensée et en acte, à cette envie, qui finit par prendre toute la place dans l'existence.
Le simple énoncé de ces critères conjugués à l'observation de nous-mêmes et de notre entourage force le diagnostic:
Nous sommes sous emprise!
Je fais partie d'une génération qui pouvait encore déambuler sans écouteurs dans les oreilles et sans écran de portable niché au creux de la main, qui pouvait marcher les mains dans les poches, le regard vagabond passant du chemin au ciel, la pensée refusant tout apprivoisement, passant de l’important au dérisoire, du personnel à l’universel, du présent à la mémoire, et de l’émotion à la médiation.
Les philosophes le savent : la marche, c’est une pensée en mouvement. C’est aussi une prière que l’on fait avec ses deux jambes, une communion avec ce qui nous entoure dans l’oubli involontaire de soi-même. C’était un cadeau et nous ne le savions pas. C’était une grâce et nous avons encore du mal à mesurer l’ampleur d’une perte qui nous affecte tous.
L'ensemble des écrans a fini par obéir aux stimuli de l'attention. Les alertes d'information scandent notre vie. Sur YouTube, les vidéos s'enchainent dans un ordre établi par la machine pour maintenir l'utilisateur accro. Une enquête du Wall Street Journal de 2018 a affirmé que l'algorithme de recommandation suggérait, à chaque étape de visionnage, une version un peu plus « intense » de la vidéo précédente. Ce qui, dans le domaine politique et social, conduit assez vite l'utilisateur dans une galaxie de contenus extrémistes. S'est développée, aux États-Unis, la théorie grinçante des trois degrés qui nous séparent d'Alex Jones, le conspirationniste prétendant que la tuerie de Sandy Hook n'a jamais eu lieu : quoi que vous regardiez sur YouTube en termes de vidéo d'actualité, vous tomberez, au quatrième clic, sur un contenu complotiste.
Combattre est un projet politique. Guérir est un projet de société.
Capter le temps des utilisateurs connectés en leur proposant d'en gagner constitue le paradoxe insoluble de l'économie de l'attention.
Nous sommes entrés dans l’époque où la structure des réseaux (liés à leur modèle économique) et la nature humaine se font la courte échelle pour imposer, dans tous les domaines, la domination de l’émotion, de la croyance et des pulsions.
Rassasiés avant d'avoir eu faim, nous le sommes par une nourriture que nous n'avons même pas eu le temps de goût et de humer. "La disruption est ce qui va plus vite que la volonté, individuelle aussi bien que collective", pour reprendre la formule de Bernard Stiegler. Le temps qui nous a été volé est celui du manque, et donc du désir. Celui de l'amour, de l'autre et de l'absolu.
Citation page 118/119
Les trois principaux biais cognitifs ont été distingués par le sociologue Gerald Bronner, dans "La démocratie des crédules":
• Le biais de confirmation est permis par les moteurs de recherche: dans l'immensité du contenu disponible on finit par trouver ce qu'on cherche, toute requête finit toujours par être satisfaite... quand bien même le nombre de ceux qui croient en cette "thèse" est infime.
• Le biais de représentativité se nourrit des moteurs de recherches et des réseaux sociaux, dont les algorithmes ne travaillent que sur des objets uniques. Ce biais résulte de la mise en avant d'un exemple pour aborder une problématique générale, et il amène à faire de cet exemple une vérité universelle.
• Enfin le biais de simple exposition nourrit les réseaux sociaux : il postule que la répétition finit par octroyer une présence du contenu répété dans l'espace mental de ceux qui y sont exposés. Il nous pousse à a corde plus d'importance à ce que nous voyons cent fois qu'à ce que nous ne voyons qu'une seule fois. Un univers où chacun peut s'exprimer de façon identique mais n'exerce pas cette possibilité de façon égale produit une asymétrie en faveur des plus déterminés et des plus actifs.
L'universitaire américaine Shoshana Zuboff a établi le parallèle entre capitalisme industriel et capitalisme numérique. Pour elle, le premier s'est développé à partir de l'appropriation de la nature et de l'extraction des matières premières de la planète jusqu'à en menacer l'équilibre. Le second exploite, avec la même intensité et sans souci des conséquences les données identitaires et comportementales.
Tel le poisson, nous pensons découvrir un univers à chaque moment, sans nous rendre compte de l'infernale répétition dans laquelle nous enferment les interfaces numériques auxquelles nous avons confié notre ressource la plus précieuse : le temps.