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Pour changer les choses, il faut se munir d'un arsenal de pensée. Si possible clair et que l'on peut mettre en pratique. Et si, pour cela, on réconciliait la poésie, la philosophie et la vie au grand air ?
« Manières d'être vivant », de Baptiste Morizot, c'est un récit publié aux éditions Actes Sud.
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Osons ici le mode "slogan de manif" : il ne s'agit pas de faire converger fin du mois et fin du monde. Mais bien de précipiter la fin du moi pour activer la fin de l'immonde. Et d'ouvrir ainsi à une faim du monde, une soif de s'y inscrire en complice, en tisseur, en convive. Il est donc temps de changer les banderoles, camarades, et d'y graffer : Fin du moi - faim du monde : même combo !
C'est peut-être un invariant de la rencontre animale : quand on croise un animal sauvage par hasard dans la forêt, une biche qui lève les yeux vers soi, on a l'impression d'un don, un don très particulier, sans intention de donner, sans possibilité de se l'approprier. C'est ce qu'en phénoménologie on appelle un don pur : personne n'a voulu donner, personne n'a rien perdu en donnant, et le don ne vous appartient pas, il pourra se donner à d'autres. On sent monter dedans une improbable gratitude. Juste l'envie de rendre grâce pour cet imprévu aussi beau qui en cet instantexiste et se donne aux yeux.
Car les animaux ne sont pas seulement dignes d'une attention infantile ou morale : ils sont les cohabitants de la terre avec lesquels nous partageons une ascendance, l'énigme d'être vivant, et la responsabilité de cohabiter décemment. Le mystère d'être un corps, un corps qui interprète et vit sa vie, est partagé par tout le vivant : c'est la condition vitale universelle et c'est elle qui mérite d'appeler le sentiment d'appartenance le plus puissant.
Hadot révèle ici l'ordre des phénomènes : ce n'est pas parce qu'on démontre rationnellement ou déduit logiquement que les vivants ont de la valeur que l'on s'en soucie, c'est parce qu'on s'en soucie qu'on leur confère de la valeur. Le souci est premier, il est la force qui fait bouger les lignes architectoniques de l'attention politique, entre ce qui est important et ce qui ne l'est pas. Le souci a cette ambiguïté fondatrice : il est en même temps préoccupation et sollicitude. Il est un signal qui nous révèle que quelque chose compte.
Par "crise de la sensibilité", j'entends un appauvrissement de ce que nous pouvons sentir, percevoir, comprendre, et tisser comme relations à l'égard du vivant. Une réduction de de la gamme d'affects, de percepts, de concepts, de pratiques nous reliant à lui. Nous avons une multitude de mots, de types de relations, de types d'affects pour qualifier les relations entre humains, entre collectifs, entre institutions, avec les objets techniques ou les œuvres d'art, mais bien moins pour nos relations au vivant. Cet appauvrissement de l'empan de sensibilité envers le vivant, c'est-à-dire des formes d'attention et des qualités de disponibilité à son égard, est conjointement un effet et une part des causes de la crise écologique qui est la nôtre.
Les pollinisateurs font littéralement, ce que nous appelons, candides, "le printemps", comme si c'était un cadeau de l'univers, ou du soleil : non, c'est leur action bourdonnante, invisible et planétaire, qui appelle chaque année au monde, à la sortie de l'hiver, les fleurs, les fruits, les dons de la terre, et leur retour immémorial. Les pollinisateurs, abeilles, bourdons, oiseaux, ne sont pas posées comme des meubles sur le décor naturel et immuable des saisons : ils fabriquent cette saison dans ce qu'elle a de vivant.
Les dinosaures coureurs avaient des plumes des millions d'années avant qu'ils puissent voler. Elles leur servaient à réguler leur température et à la parade. Dira-t-on que la fonction des plumes est le vol ? Souvent en effet on se contente de noter quel usage dominant est rempli aujourd'hui sous nos yeux par l'organe, et on le projette dans le passé comme sa vérité.
Sur le chemin, des traces de toute la guilde des ongulés, des mustélidés, des renards, mais pas un pas de loup. Aucun indice de la journée, bredouilles malgré les paysages avalés. Dans la langue d'un peuple sibérien de chasseurs, le mot chance" se dit "silence de la forêt". Demain nous ferons moins de bruit.
Il y a quelque chose de triste dans le fait que les dix chants d’oiseaux différents qu’on entend chaque jour ne parviennent pas au cerveau autrement que comme bruit blanc ou au mieux évoquent un nom d’oiseau vide de sens : c’est comme des langues anciennes que plus personne ne parlerait et dont les trésors sont invisibles. (p. 18-19)
Car les loups, à part dans les fables, ne se vengent pas des bergers, et c'est du fait de leur panique que les brebis dérochent: parce qu'elles sont incapables de se défendre face au loup, de lutter ou fuir intelligemment comme le faisaient très bien leurs ancêtres les mouflons sauvages. Et si elles sont folles de terreur face au loup, au point de sauter dans le vide, c'est parce que les bergers les ont rendues inoffensives depuis des milliers d'années, par la domestication, pour pouvoir plus facilement les diriger, les tondre, et les manger. De sorte que haïr le loup lorsque des brebis sautent dans le précipice, c'est oublier dans cette affaire la responsabilité des hommes qui les ont désarmées pour leur propre intérêt.