AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Tandarica


En refermant cette BD je me suis souvenue de ce reproche, à peine voilé, de Constantin Brancusi, à ses contemporains :

« Vous ne pouvez, hélas, pas encore vous rendre compte [de la valeur] de ce que je vous laisse » (Nici nu vă puteți încă da seama de ceea ce vă las eu).

Dans ce plaidoyer pour la liberté d'expression artistique, Arnaud Nebbache se montre très habile à condenser la vie de Brancusi, les préoccupations de son époque et le procès historique. Il s'est très bien documenté et a opté pour un graphisme à mon sens très original, en tout cas très personnel.

Comme il le déclare au journal L'Express, il utilise « une technique numérique pouvant s'apparenter au pochoir et à la sérigraphie par les quatre aplats de couleurs choisis pour guider chaque séquence du récit ».

Le dessinateur précise encore : « Pour rendre le procès moins froid, j'ai pris la liberté de le faire vivre à travers les yeux et la main de Marcel Duchamp ; on sait qu'il joua un rôle essentiel de médiateur mais rien n'indique qu'il a assisté à l'intégralité des débats ou en a réalisé des croquis ».

J'ai beaucoup apprécié le début de la BD, l'entrée en matière, avec ses renvois au passé de Brancusi : page 11, une belle référence, dans la bouche d'Edward Steinchen (« Dis surtout qu'il te fait de l'ombre ! ») à la célèbre phrase prononcée par Brancusi au sujet de son ancien maître Auguste Rodin : « Il ne pousse rien sous les grands arbres » et pages 23-25, la présence d'une autre artiste d'origine roumaine, Lizica Codréano.

Un véritable coup de coeur pour cette BD, que j'ai un peu boudée au début, à cause de son graphisme, incompréhensible lorsqu'on juge sur un simple échantillon de quelques cases.

Comme la plupart d'entre vous le savent, je suis aussi d'origine roumaine et j'aime établir des liens culturels. Cette fois-ci je vais simplement citer Serge Fauchereau, qui écrit dans son livre Sur les pas de Brancusi (p. 57) :

« Toute sa vie Brancusi a sculpté des oiseaux et tous dérivent plastiquement de ce premier oiseau Măistra (1911) par l'intermédiaire des « Oiseaux en vol » jusqu'au « Grand Coq » auquel il travaillait encore à la veille de sa mort. […] La Măiastra à laquelle renvoie Brancusi est un oiseau particulier des contes et légendes de Roumanie […]. « La Măiastra ou l'oiseau-fée » version autrefois recueillie par Petre Ispirescu est peut-être la plus connue : un empereur a fait édifier un magnifique monastère mais malheureusement aucun architecte ne peut empêcher la tour de l'église de s'écouler. Un rêve lui révèle que seul un oiseau-fée y parviendrait. Ses trois fils partent tour à tour en quête de l'oiseau magique. Les deux aînés finissent par amener l'oiseau ainsi qu'une jeune fille attachée à son service : « Chacun admirait la beauté de cet oiseau : son plumage qui avait des milliers et de milliers de couleurs brillait comme un miroir en plein soleil ». La tour ne s'effondre plus mais le bel oiseau ne chante pas, ce qui plonge tout le monde dans la tristesse. Un jour il se met à chanter merveilleusement devant un jeune berger. Dès que ce berger s'éloigne, son chant cesse. Au terme d'un récit riche en rebondissements et en métamorphoses il s'avère que le pâtre est le plus jeune fils de l'empereur massacré par ses frères. Grâce à une pomme magique la jeune fille qui sert l'oiseau éclaircit toute l'histoire. Justice est faite tout finit par un mariage : elle épouse le jeune prince ».

Marielle Tabart, dans son Brancusi, l'inventeur de la sculpture moderne, dénombre pas moins de 27 variations sur le thème de l'oiseau.

Pages 107 et suivantes de la BD, j'ai cru qu'allusion était faite à cette légende sur les pouvoirs de l'artiste.

Je crois avec ferveur en la parenté de cette légende populaire avec le projet artistique de Brancusi.

C'est encore Serge Fauchereau qui traduit ce poème de Lucian Blaga (cf. p. 61) :

« L'oiseau sacré

(incarné en or par le sculpteur Brancusi)

Dans un vent que nul n'a levée
Orion hiératique te bénit
en pleurant sur toi
sa haute géométrie sacrée.

Autrefois tu as vécu au fond des mers
et tu as frôlé le feu du soleil.
Dans les forêts flottantes tu poussais
de longs cris sur les eaux originelles.

Es-tu oiseau ou cloche à travers le monde,
créature qu'on dirait calice
ou chanson d'or survolant
notre terreur des énigmes mortes ?

Tu perdures dans l'ombre comme les contes ;
à la flûte invisible du vent
tu joues pour ceux qui boivent leur sommeil
aux pavots noirs souterrains.

La lumière de tes yeux verts est pour nous
comme le phosphore qui s'écaille aux ossements anciens
à écouter les révélations sans paroles
sous l'herbe du ciel, tu prends ton vol.

Depuis le ciel voûté de ton zénith
tu déchiffres tous les mystères des profondeurs.
Prends ton essor sans fin
mais ne dis jamais ce que tu as vu ».

Grâce sois rendue aux mains de Brancusi, mais aussi à celles d'Arnaud Nebbache, qui lui rend ici, un juste hommage.

Commenter  J’apprécie          813



Ont apprécié cette critique (81)voir plus




{* *}