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Critique de Cleophyre_Tristan


Objet d'un culte fervent en France, le poète et essayiste allemand Heinrich Heine (publié ici sous le prénom francisé de Henri Heine), d'origine juive mais converti au protestantisme, rencontra dans son pays natal une très forte opposition, à partir du moment où, ne pouvant vivre tout à fait de sa poésie, il se fit journaliste, avec une verve critique à laquelle l'Empire allemand n'était guère habitué. Résolument hostile au pangermanisme et au nationalisme exacerbé qui régnaient alors en maîtres dans toute la Prusse, il fut la bête noire des censeurs et finit peu à peu par s'attirer tant d'ennemis qu'il redouta pour sa vie, et quitta son pays natal pour s'installer en France, plus précisément à Paris, où il savait avoir des amis sûrs. Parfaitement bilingue, Heine savait écrire dans chacune des deux langues, et traduisit ses oeuvres françaises en allemand et vice-versa. Durant les 26 années qu'il passa en France, Heine publia simultanément la plupart de ses oeuvres en France comme en Prusse Cette production régulière lui permit de n'être oublié de personne, et surtout pas de ses ennemis.
Le hasard des évènements le fait arriver à Paris en 1830, en pleine révolution de Juillet, et il assiste à cet étrange changement de régime, où l'on remplace un roi par un autre. Comme l'Histoire défile devant lui, il commence à écrire sur ce sujet, et invente le reportage en immersion. Ses nombreux articles qui couvrent les années 1830-1833 sont un témoignage précieux de cette époque cruciale. Une partie d'entre eux compose ce recueil, qui sortit dans une forme primitive et publiée sous le manteau dès 1833, puis fit l'objet d'une première réédition posthume en 1857, sous la direction de son ami l'écrivain régionaliste Henri Julia. Mais une partie des textes ajoutés, concernant notamment les premières années de l'Empire, sont censurés. Enfin, une édition à peu près complète sort en 1873, mais expurgée encore de certains passages concernant cete fois-ci des figures de la République. Il faudra attendre 1994, soit presque 140 ans après la mort de Heine, pour qu'une édition véritablement complète de ce recueil, non censurée et définitive, voie enfin le jour chez Gallimard.
Car de par son instabilité idéologique, Heinrich Heine fut un homme qui a autant déconcerté qu'il a fasciné. Homme de lettres érudit, il n'était pourtant pas le penseur qu'on a voulu voir en lui. L'essentiel de son oeuvre repose principalement sur une notion très intellectuelle du journalisme, dont témoignent les abondantes correspondances qu'il a laissés à ses proches. Commentant tantôt l'actualité, tantôt les arts, c'est avant tout quelqu'un qui se forge une opinion, parfois à la lumière de faits précis mais aussi suivant un instinct intérieur ou des partis-pris tout à fait arbitraires. En ce sens, il est bien l'un des derniers enfants du romantisme allemand; on ne trouvera pas en lui la rigueur d'un philosophe ou d'un politique. Pour autant, son oeuvre n'a rien de farfelue, elle repose sur une intelligence brillante qui se fait aisément une idée globale à partir d'un évènement isolé mais significatif.
Néanmoins, cet anti-conformiste au verbe incisif, partisan d'un franc-parler qui lui valut bien des ennuis, était un conservateur particulièrement rétrograde. Les deux tiers de ce recueil d'articles sont des attaques à charge contre le roi Louis-Philippe, non pas parce qu'il s'oppose à la monarchie, mais parce qu'il dénonce à la fois un usurpateur et une aberration souverainiste. Louis-Philippe, en effet, négocia son accession au trône avec la promesse d'une monarchie constitutionnelle, liant le Roi et l'Assemblée Nationale dans les décisions d'état. Pour Heine, il s'agit d'une déchéance abjecte de la monarchie, au point même qu'il pardonnait aux républicains et aux bonapartistes leurs convictions politiques, alors que Louis-Philippe, roi conciliant, préférant maintenir la monarchie avec un pouvoir amoindri plutôt que de la voir disparaître, lui apparaissait comme un sinistre magouilleur.
Cette opinion tranchée fit sa gloire auprès des monarchistes français légitimistes, principalement les frères Goncourt qui firent beaucoup pour faire connaître l'oeuvre d'Heinrich Heine. Cependant, c'est aujourd'hui le point le moins intéressant de son travail, ou du moins celui qui semble le plus difficile à partager. Cependant, sa qualité de témoin direct et résolument objectif, du moins en ce qui concerne les éléments factuels, nous permet de revivre une partie de ces premières années de la Monarchie de Juillet, ainsi que d'autres évènements moins politiques, comme l'épidémie de choléra qui fit des ravages dans la population parisienne en 1833. D'ailleurs, les troublantes correspondances avec l'épidémie de Covid 19 qui frappe la planète entière près de deux siècles plus tard, sont tout à fait édifiantes. On y apprend entre autres que déjà, en ces temps reculés, une partie incrédule de la population refusait de reconnaître la réalité de l'épidémie de choléra et soutenait qu'il s'agissait d'un mensonge du pouvoir royal pour éradiquer les classes sociales les plus modestes.
Si cette série d'articles vaut largement le détour, les textes supplémentaires ajouté à cette nouvelle édition sont encore plus intéressants. « Fragments » (1832) rassemble des courriers au sein desquels Heine s'exprime sans filtre sur certains sujets qui lui tiennent à coeur. La dernière partie, « Salon de 1831 » est un merveilleux exemple de critique d'art qui témoigne, bien plus que le reste de l'ouvrage, des hautes qualités littérares d'Heinrich Heine : quel exercice le plus périlleux que de décrire et de critiquer un tableau à destination de lecteurs qui ne peuvent même pas en voir une image ? À présent que l'on peut en quelques clics afficher une reproduction sur n'importe lequel de nos écrans, on peut également en admirer la justesse : Heine était un immense critique, et son travail fait encore sens aujourd'hui, non seulement par sa qualité, sa fidéluté à l'oeuvre mais aussi par son éclectisme, car Heine ne se contente pas de décrire les tableaux prisés du salon, ils va aussi chercher des peintres obscurs, quelques uns qu'il pense - faussement - être promis à une grande postérité, d'autres sur lesquels il ne se fait guère d'illusion mais dont il tient néanmoins à reconnaître les indéniables qualités. Enfin, on lui doit l'une des premières critiques - si ce n'est la toute première - du tableau « La Liberté Guidant le Peuple » d'Eugène Delacroix, et il en parle d'autant plus longuement et avec beaucoup d'émotion qu'il a vécu lui-même ces journées d'insurrection (En effet, même si la République a fait de ce tableau l'un de ses symboles les pluis vibrants, il ne dépeint pas les combats révolutionnaires de 1789, mais ceux de 1830, qui débouchèrent sur une nouvelle monarchie. Mais il est probable que beaucoup des révolutionnaires qui se battirent dans les rues croyaient sincèrement en un retour de la République).
« de la France », dans cette édition à peu près complète, à défaut d'être intégrale, condense donc sur un mode anthologique la plupart des talents d'Heinrich Heine, et ce volume représente une bonne introduction au plus francophile des poètes teutons. Toutefois, c'est un livre au titre trompeur qui témoigne moins de la France au XIXème siècle que des opinions très personnelles - mais fort intéressantes - d'un exilé qui observe une culture nouvelle à ses yeux. Son statut d'étranger et de réfugié lui offre un regard à la fois lucide et détâché qui, jusqu'à un certain point, comprend assez bien l'âme française - mais ce qu'il n'en comprend guère est aussi, à sa manière, très instructif. Pour autant, il ne faut pas attendre de Heine une révélation, mystique ou politique. C'est seulement un envoyé spécial du XIXème siècle qui nous ramène, deux siècles plus tard, des images fort émouvantes d'une France révolue, mais dont l'image demeure tout de même un peu floue et assez mal cadrée. « de la France » est un document historique un peu léger, mais littérairement précieux, sur un pan de l'histoire de notre pays qui ne nous intéresse hélas plus beaucoup aujourd'hui. Cependant, les étudiants en Histoire et en Histoire de l'Art devraient très agréablement y trouver leur compte...
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