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Critique de jprathle


Onde sensuelle, toi qui me donnes des ailes

On doit à Marguerite Yourcenar, en 1958, l'un des premiers recueils de poèmes écrits par Constantin Cavafis, publié à la Nouvelle Revue Française. le poète et traducteur Dominique Grandmont en fait une nouvelle sélection en 1999 avec En attendant les barbares et autres poèmes, y incluant certains textes inédits car considérés par l'auteur grec d'origine égyptienne comme non publiables. L'existence même de ce poète est comme un roman, qui débute à la fin du XIXe siècle à Alexandrie, et qui épouse les affres temporels de cette région. Ses parents, originaires de Constantinople, sont de riches commerçants, et il n'a que sept ans quand son père meurt. Sa mère décide de s'exiler en Angleterre, et ils retournent en Égypte quand Cavafis est un adolescent. L'ensemble de son existence sera partagée entre son pays natal et la Grèce alors naissante. Tout en poursuivant une carrière au Service de l'irrigation, il acquiert petit à petit une certaine notoriété en tant que poète, croisant sur sa route Edward Morgan Forster, avec qui il a entretenu une longue correspondance.
Le début

Les disparus, nos défunts, ceux que nous avons perdus nous reviennent parfois en rêve ou en souvenirs. Alors se rappellent à notre mémoire ces instants que l'on croyait avoir oubliés et qui pourtant ont participé à construire les êtres que nous sommes aujourd'hui devenus. Il en est de même de nos désirs inassouvis, ces passions intenses qui nous ont consumés, et qui sont désormais enfermés dans des superbes tombeaux. Tous ces moments sont en effet maintenant allumés derrière nous, comme des cierges. Il ne faut pas se retourner, ne pas regarder ce qui est passé et qui pourrait nous faire faillir, mais avancer droit devant, avec de nouvelles flammes à faire jaillir, alimentés par la vie qui s'offre à nous. Certain vieillard se souvient encore de sa jeunesse passé, et rumine sur ce qu'il est devenu, regrettant de ne pas avoir su en profiter. Mais le temps a passé, trop vite, et il se dit qu'il aurait mieux fait de ne pas écouter la voix de la sagesse, qui l'a empêché de saisir ces opportunités.

Analyse

L'écriture de Constantin Cavafis déborde de sensualité, et cela transparaît dans nombre de textes de En attendant les barbares et autres poèmes. Ainsi les personnages qui peuplent ces poèmes croisent-ils des « corps qu'Éros lui-même […] sembl[e] avoir créé[s] », et les textes sont parsemés de « corps […] éperdu[s] », de « lèvres empourprées » ou de « membres voluptueux ». Chacune de ces poésies raconte une histoire, très courte, qui tient sur quelques lignes, et où Cavafis parvient à rassembler la substance d'un moment fugace, la soudaineté d'un souvenir qui revient à la mémoire, et parfois l'essence même d'une vie. Ainsi en est-il de ce vieil homme attablé dans un café, qui se souvient de ses jeunes années, ou de ce garçon qui se promet de cesser sa vie de débauche pour en un instant y replonger. La mémoire, quelquefois la nostalgie, sont des éléments essentiels de ces tranches de vie où passent les émotions, et où la corporalité et l'immanence du désir sont prégnants.

Rendons à Constantin Cavafis le mérite qu'il a pu avoir de publier au début du XXe siècle, certes pour beaucoup en auto-édition et dans des revues, de nombreux poèmes où son orientation sexuelle ne fait aucun doute. Dans En attendant les barbares et autres poèmes, des garçons attendent de jeunes hommes, des amants se souviennent d'étreintes fugaces dans des « tavernes louches », des lupanars ou d'autres endroits interlopes. Ces êtres ont peur de « se trahir », que « la vie qu'il[s] mène[nt] [n']aboutisse au plus désastreux des scandales ». Anticonventionnel plus ou moins assumé, l'auteur met en avant « la beauté singulière » d'un visage, « une beauté qui s'écarte sensiblement des normes », « avec ses membres de rêve, faits pour des lits que la morale courante qualifie de honteux ». Cette fascination pour les corps d'éphèbes, qu'il compare souvent à des statues, fait référence au courant esthétique néoclassique, qui ont mis en avant les canons de la Grèce antique.

À cette fascination pour l'art hellénistique répondent, dans En attendant les barbares et autres poèmes, plusieurs textes qui traitent de cette époque. Ainsi, souvent, Constantin Cavafis se met-il dans la peau de personnages ayant existé, parfois puissants, tels ces illustres figures de la Maison Comnène, ou inconnus. Il les imagine tantôt à des moments charnières de leur existence, tels ces habitants d'Antioche au moment de l'incendie du temple d'Apollon, à Daphné, en 362, tantôt au seuil de leur vie, voire imagine leurs pensées post-mortem tel Iassès, ce personnage inventé qui parle d'outre-tombe. Les déesses et dieux grecs, les personnages mythologiques, où figurent en bonne place, bien entendu, Achille ou Patrocle, se mélangent dans ces odes pleines de lyrisme et de subtilité. Ce n'est pas un hasard si Cavafis s'est trouvé des affinités électives avec E. M. Forster, ou si Marguerite Yourcenar, helléniste chevronnée, s'est retrouvée dans les mots de ce poète trop méconnu en France.
Lien : https://panodyssey.com/fr/ar..
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