Emily St John Mandel présente son dernier roman "
La Mer de la tranquillité".
Emily St. John Mandel renouvelle le thème classique du voyage dans le temps à sa manière unique, dans une histoire envoûtante qui entremêle époques et personnages jusqu'au vertige.
Il s'aperçut qu'il était un homme qui se repentait de presque tout: les regrets s'accumulaient autour de lui comme des phalènes attirées par la lumière. C'était ça, se dit-il, la principale différence entre vingt et un et cinquante et un ans: l'abondance de regrets.
Peut-être croyons-nous à un certain niveau que si le monde devait prendre fin et être réinventé, si quelque catastrophe inconcevable devait survenir, alors nous pourrions être réinventés, nous aussi, sous la forme de personnes meilleures, plus héroïques, plus respectables.
La première colonie lunaire fut construite sur les vastes plaines silencieuses de la Mer de la Tranquillité, à proximité de l'endroit où les astronautes d'Apollo 11 avaient aluni en un siècle reculé. Leur drapeau était toujours là, au loin, fragile petite statue sur la surface sans vent.
L'immigration dans la colonie suscita un vif intérêt. La Terre était alors extrêmement surpeuplée et nombre de régions en avaient été rendues inhabitables par les inondations ou la chaleur.
... nous ne savons toujours pas pourquoi telle personne tombe malade et pas telle autre, ni pourquoi tel patient survit tandis que tel autre meurt. La maladie nous effraie parce qu'elle est chaotique. Elle a quelque chose de terriblement arbitraire.
" Jeune homme, déclara son père, nous n'avons fait qu'apporter la civilisation à ces gens...
- Et pourtant, reprit Edwin, on ne peut s'empêcher de remarquer qu'ils semblent plutôt préférer la leur, en fin de compte. Leur propre civilisation, j'entends. Ils se sont très bien débrouillés sans nous pendant pas mal de temps, n'est-ce pas ? Plusieurs milliers d'années, si je ne m'abuse ?"
(...)
"Pourquoi partons-nous du principe que ces contrées lointaines nous appartiennent ?
- Parce que nous les avons gagnées, Eddie, déclara Gilbert après un bref silence. On peut supposer que les natifs d'Angleterre n'ont pas été unanimement ravis de l'arrivée de notre aïeul au vingt-deuxième degré, mais bon, l'Histoire appartient aux vainqueurs.
- Guillaume le Conquérant, c'était il y a mille ans, Bert. Nous devrions quand même être capables de nous montrer un peu plus civilisés que le petit fils dément d'un pillard viking."
Mais ils étaient citoyens d'un pays de l'ombre que, dans sa vie précédente, il n'avait perçu que confusément, un pays situé tout au bord d'un abîme. De tout temps, bien sûr, il avait eu conscience de l’existence de ce territoire. Il en avait vu les avant-postes les plus évidents : abris confectionnés avec des cartons, sous des ponts autoroutiers ; tentes entrevues dans les buissons, en bordure des voies express ; maisons aux portes condamnées mais avec une lumière qui brille à une fenêtre de l'étage. Il avait toujours eu vaguement conscience de ces gens qui avaient glissé sous la surface de la société, citoyens d'un territoire sans confort ni aucune place pour l’erreur ; ils faisaient du stop sur les routes avec leurs maigres possessions dans un sac à dos, ils récupéraient des boîtes de conserve dans les rues des villes, ils arpentaient le Strip, à Las Vegas, vêtus de T-shirts qui proclamaient FILLES DANS VOTRE CHAMBRE DANS 20 MINUTES, ils étaient ces filles-là dans la chambre. Il avait vu le pays de l'ombre, ses faubourgs et ses panneaux, seulement il n'avait jamais imaginé qu'il en ferait un jour partie.
"Je voudrais vous montrer quelque chose d'étrange".
Le compositeur - qui a été célèbre dans un cercle extrêmement restreint, une sorte de niche, c'est à dire qu'il ne courait aucun danger d'être reconnu dans la rue mais que la plupart des gens appartenant à une ou à deux sous-cultures artistiques confidentielles connaissaient son nom - était manifestement mal à l'aise ...
- Je parle de ces gens qui se sont retrouvés dans une vie au lieu d'une autre et qui en sont infiniment déçus. Vous voyez ce que je veux dire? Ils ont fait ce qu'on attendait d'eux. ils voudraient faire autre chose, mais c'est devenu impossible avec les gosses, les hypothèques et tout le reste, ils sont pris au piège. C'est le cas de Dan.
- Donc, selon vous, il n'aime pas son job.
- Exact, mais à mon avis, il ne s'en rend même pas compte. J'imagine que vous rencontrez tout le temps des gens comme lui. Des somnambules de haut niveau, essentiellement.
Qu'est ce qui, dans cette affirmation, donna à Clark envie de pleurer?
La civilisation, en l'An vingt, était un archipel de petites localités. Ces colonies avaient combattu les bêtes sauvages, enterré leurs voisins, vécu, péri et souffert ensemble pendant les années sanglantes qui avaient suivi le cataclysme, avaient survécu dans des conditions épouvantables, et ce seulement en se serrant les coudes dans les périodes d'accalmie : autant dire qu'elles ne se mettaient pas en quatre pour accueillir les étrangers.
Il y a l'idée de la nature sauvage et puis il y a les contraintes peu glorieuses qui s'y rattachent : la sempiternelle corvée d'aller chercher du bois ; parcourir des distances insensées pour rapporter des provisions ; s'occuper du potager et entretenir les clôtures afin d'empêcher les daims de venir dévorer les légumes ; réparer le groupe électrogène ; penser à aller chercher de l'essence pour le générateur ; composter les déchets, se trouver à court d'eau en été ; toujours manquer d'argent parce que les offres d'emploi dans la cambrousse sont limitées ; gérer la furieuse rancœur de votre fille unique qui ne comprend pas votre amour de la nature sauvage et vous demande toutes les semaines pourquoi vous ne pouvez pas simplement vivre dans un endroit normal.