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Interview de Neige Sinno, lauréate du prix Goncourt des Lycéens 2023
Triste tigre : dans les griffes du trauma 

Article publié le 24/11/2023 par Nicolas Hecht

 

 

Est-ce possible d'écrire sur le viol, l'inceste, sans faire un livre revendicatif ou militant ? Voilà l'une des questions que s'est posées Neige Sinno avec Triste tigre, qu'elle présente comme « une plongée dans sa tête ». La tête d'une femme vivant avec un traumatisme : le viol régulier par son beau-père, entre ses 7 et ses 14 ans. Pour Neige Sinno, c'est très clair : l'écriture n'est pas une thérapie, mais plutôt l'exploration des limites, des possibilités et impossibilités de la littérature. Un monde de mots pour se raconter, pour enquêter sur cette expérience et son impact sur sa vie.

 

Nous avons pu parler à Neige Sinno par téléphone ce 23 novembre, quelques heures après qu'elle a remporté le prix Goncourt des Lycéens 2023, organisé par la Fnac et le ministère de l'Education nationale, de la Jeunesse et des Sports. Elle nous en dit plus sur ce livre qui a su convaincre autant la presse que les lecteurs.

 

 

 

Tout d'abord : félicitations pour ce prix, le 5e que vous recevez depuis la parution de Triste tigre ! Qu’est-ce que ça vous fait de remporter ce prix de jeunes lecteurs, plus particulièrement ?

C'est vraiment très beau. J'ai du mal à analyser mes émotions sur le fait, mais je sais que je ressens de la fierté. Je crois que ça confirme l'intuition que j'ai eue depuis le début avec ce texte, ça récompense aussi la démarche intellectuelle derrière ce livre - pas forcément le courage de parler d'inceste, mais d'écrire un livre comme celui-ci sur ce sujet. C'est important pour moi d'être récompensée par des jeunes, qui sont eux aussi dans une période de leur vie qui leur demande du courage par rapport à leurs idées. Et c'est un lectorat qui ne fait pas semblant, à qui ce livre a vraiment apporté quelque chose.

D'autant que certains m'ont dit l'avoir choisi pour son audace littéraire. C'est très rassurant pour moi, qui avais un peu la crainte de basculer dans le côté dénonciation du fléau social qu'est l'inceste - même si je trouve que c'est très important de le faire, et que je suis aussi contente que mon livre participe de ça. Mais ma démarche première reste une démarche d'écrivain. Et c'est bien ça qu'ils ont su voir.



Vous aviez déjà fait publier plusieurs livres avant Triste tigre. Qu'est-ce qui vous a poussée à écrire ensuite ce texte très intime ? Est-ce que la libération de la parole autour du viol et de l'inceste, la parution d'autres livres sur ces sujets (comme Le Consentement ou La Familia grande), ont pu aider ?

Je répondrais « oui » et « non ». En 2009, j'avais déjà écrit à la première personne sur le sujet de l'inceste, avec l'idée que j'étais obligée d'aborder différentes perspectives pour pouvoir parler de ça. Tout était déjà là il y a très longtemps. Après, je suis totalement d'accord sur le fait qu'on baigne tous aujourd'hui dans les conversations sur ces sujets, sur #metoo, où qu'on soit dans le monde - je vis au Mexique, pour ma part. Comment redéfinir la masculinité ? Qu'est-ce qu'on fait pour protéger les enfants, éviter les violences ? Donc oui, je pense que ça m'a aidée pour l'écriture du livre. Mais je n'avais pas le projet d'inscrire ce livre dans ce mouvement, même s'il fait effectivement partie de ce continuum.


Considérez-vous que Triste tigre est finalement une enquête sur vous-même, sur ce qui vous est arrivé ? Est-ce que vous l'avez vécu comme ça en écrivant ?

En tout cas, je me suis rendu compte très vite que ce serait un texte de non-fiction. Et je me suis quand même posé des questions techniques assez rapidement. Je voulais qu'on lise ce texte jusqu'au bout, qu'on le lise assez vite. Mais je ne voulais pas que le ressort narratif soit un suspense sur ce qui m'était arrivé, je mets les choses au clair dès les premières pages sur ce qui s'est passé. 

Donc ça n'est pas une enquête sur ce qui m'est arrivé, avec un dévoilement pour le lecteur, mais plutôt une enquête sur mon esprit. Le défi, c'était justement de n'avoir rien à quoi se raccrocher, à part le fait d'être mis à l'intérieur de ma tête. Ce motif narratif de l'enquête m'intéressait parce que c'est finalement une enquête philosophique, existentielle. J'ai déplié les questions insolubles qui se sont présentées à moi dans cette expérience, dans l'impossibilité de tirer un sens de cette expérience.

 



Votre livre présente une grande variété de formes (analyse, portraits, compte-rendu, etc.). Est-ce que l'utilisation de ces différents outils vous est apparue tout de suite nécessaire pour traiter ce sujet ? Une manière de prendre du recul, en évitant de trop utiliser la première personne ?

C'est assez curieux, parce que j'ai été attachée pendant très très longtemps à l'idée et à l'espoir que ma voix était dans la fiction, le roman, la nouvelle. Quand j'écris, j'aime beaucoup expérimenter en termes de forme, mais je ne pensais pas un jour écrire cette histoire autrement qu'en tant que fiction. Quand je me suis rendu compte que ce texte ne pourrait pas être écrit comme ça, ça m'a surprise, mais ça a finalement été une évidence.

Ca me fait penser à des interviews d'Emmanuel Carrère, qui évoquait l'écriture de L'Adversaire. Il avait fait justement une enquête journalistique sur ce criminel, Jean-Claude Romand. Il avait tous les éléments, mais il n'arrivait pas à écrire son livre, ne savait pas comment se positionner par rapport à son texte. Et puis il a commencé à écrire à la première personne, une enquête sur un autre que lui-même, et il a enfin trouvé la forme pour raconter cette histoire… 

J'ai aussi l'impression que ce type de récits de non-fiction prend une place plus importante aujourd'hui, peut-être parce qu'on est submergés d'informations provenant de sources très variées, et que quand on lit on veut que la source soit claire, comme un contrat de vérité avec le lecteur.



Avez-vous déjà des projets d'écriture dont vous pouvez nous parler ? 

Je n'ai pas l'impression que ça serait bien, pour moi, d'écrire encore sur l'inceste. Mais d'un autre côté, ça fait longtemps que j'écris là-dessus, sur le traumatisme en tout cas, et à chaque fois que je finis, je me dis : « c'est la dernière fois ». Alors je fais autre chose pendant un certain temps, puis ça revient. Je ne suis pas arrivée au bout de ce sujet évidemment, mais j'ai aussi d'autres projets, dont un qui est un peu étrange, un texte que j'ai écrit en espagnol d'abord, qui est aussi une non-fiction assez similaire à celui-là dans la forme, mais n'a absolument rien à voir au niveau du sujet. Et c'est ça que j'ai envie de faire là. 

En plus j'ai trouvé avec P.O.L un éditeur tellement fabuleux ! Pour moi, c'était du domaine de l'idéal, de travailler comme ça. Pour tout vous dire, j'ai envoyé mon texte par email. Il a été lu par quelqu'un qui ne me connaît pas, que je ne connais pas. Et le texte a visiblement parlé de lui-même. Et avant même le succès du livre, ils m'ont dit qu'ils voulaient me suivre dans ce que je ferai par la suite. Ils font confiance aux auteurs, un pari sur leur évolution aussi. Quand on écrit, c'est un peu un rêve d'être accompagné comme ça.

 

Quel est le livre qui vous a donné envie d’écrire ?

J'écrivais déjà avant, j'écris depuis très longtemps, mais je dirais Le Procès-verbal de Le Clézio. C'est un livre très important pour moi. Il m'a montré une voie : celle du questionnement philosophique à travers la fiction. Et c'est toujours aussi important pour moi, aujourd'hui.

C'est plutôt la lecture en général qui m'a donné envie d'écrire, mais pas des lectures en particulier. Juste le fait qu'il existe ça, qu'il existe ce monde-là. Un monde de langage qu'on peut construire pour y être. Pour y être libre. C'est vrai que j'ai commencé à écrire comme un prolongement normal et direct de ma joie de lectrice.

 

D'ailleurs, vous avez déclaré à plusieurs reprises en interview que l'écriture ne vous a pas permis de guérir, que ça n'était d'ailleurs pas le but recherché dans cette pratique. Mais est-ce que l'écriture, ou la lecture, ont pu être un refuge pour vous ?

L'écriture, pas vraiment. J'aime bien écrire, ça n'est pas une activité que je fais dans la douleur, mais mon épanouissement personnel est plutôt dans la lecture. Cette sensation que j'ai d'être plus grande que moi, d'avoir plusieurs vies… Comme tout lecteur, j'imagine.
 

Quel est le livre que vous auriez rêvé d'écrire ?

Les Détectives sauvages de Roberto Bolaño. Je pourrais aussi faire une liste très longue, mais c'est le premier qui me vient. J'aurais bien voulu écrire des gros trucs, on dirait. (rires) C'est un livre sur l'amitié. C'est un hommage à la jeunesse. C'est un livre qui n'a l'air de rien, qu'on lit hyper facilement, mais qui a une structure très ingénieuse. Et c'est drôle, parce que je pense que le chef-d'œuvre de Bolaño c'est 2666, son grand-œuvre littéraire, disons. Mais Les Détectives sauvages est cher à mon cœur, à celui de beaucoup de mes amis, aussi. Qu'un de mes livres puisse faire éprouver ça à quelqu'un d'autre, ce serait un accomplissement pour moi.

 



Découvrez Triste tigre de Neige Sinno, publié aux éditions P.O.L

 

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