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Bruno Markov : l'intelligence artificielle au service de l'imbécilité humaine
Interview à propos de Le Dernier Etage du monde  


Article publié le 25/09/2023 par Nicolas Hecht

 

Qu'y a-t-il au « dernier étage du monde » ? Des gens en costumes qui luttent pour aller encore plus haut, plus loin, et afficher la plus tapageuse des réussites. Au détriment des autres, bien sûr, mais aussi d'eux-mêmes. Dans son premier roman paru fin août aux éditions Anne Carrière, Bruno Markov expose les dérives d'un libéralisme de la tech qui ne sait plus très bien où il va. Victor Laplace, lui, connaît son objectif : venger le suicide de son père, tombé en disgrâce dans une entreprise de télécoms après avoir été manipulé par un jeune loup d'un cabinet de conseil. Victor va ainsi tout mettre en œuvre pour approcher au plus près cet homme, Stanislas Dorsay, et lui faire payer ses méfaits. Et pourtant : en décidant de jouer ce jeu dangereux, Victor pourrait bien y perdre son identité, et se laisser happer par un milieu qui ne laisse rien au hasard.

 

Aussi abouti qu'effrayant sur le futur qu'on nous prépare, Le Dernier Etage du monde en dit beaucoup sur les ressorts psychologique de l'être humain à travers le portrait très renseigné d'entreprises où tous les coups sont permis. Ou quand l'intelligence artificielle doit beaucoup à l'imbécilité de l'Homme. Nous avons posé quelques questions à Bruno Markov pour mieux comprendre sa démarche et l'univers qu'il décrit.

 

Bruno Markov © Abigail Auperin 

 

Comment vous est venue l’envie d’écrire ce livre, après avoir travaillé pendant 12 ans comme consultant en intelligence artificielle auprès de grandes entreprises ? Le lecteur ne peut s’empêcher de faire un parallèle entre votre expérience et celle de votre personnage principal, Victor Laplace. Sans parler forcément de vengeance comme pour Victor, aviez-vous une revanche à prendre sur votre passé professionnel ?


Aucune revanche, mais plutôt une envie de lever le voile. Je garde beaucoup d’amis rencontrés dans ce milieu, qui sont eux-mêmes confrontés à des dilemmes éthiques, contraints d’adopter des comportements parfois contraires à leurs valeurs. Cette aliénation n’est pas spécifique aux secteurs du conseil ou des nouvelles technologies : la crise de sens actuelle concerne tous les métiers participant de près ou de loin à la grande machine du « progrès », car tout le monde pressent bien que ce concept a perdu sa signification. Nous subissons tous les mêmes règles du jeu : notre valeur en tant qu’individus dépend des marchés sur lesquels nous sommes mis en compétition – marchés de l’emploi, de l’attention, de la séduction… Et pour interroger ces règles, remonter à la source de notre modèle de réussite, j’ai voulu raconter comment elles sont écrites, des cabinets de conseil en stratégie à la Silicon Valley. Je tenais à montrer que même parmi les décideurs, on ne décide plus de rien : c’est le paradoxe de la machine technocratique, créée pour nous donner une illusion de maîtrise sur le monde, mais devenue si complexe et automatisée qu’elle échappe progressivement au contrôle des humains.


Victor Laplace se construit peu à peu un alter ego, Victor Newman, sorte de déclinaison libertarienne et conquérante de lui-même, qui va tout faire pour venger son père, victime d’un certain Stanislas Dorsay. Peu à peu, les frontières entre ses deux personnalités deviennent perméables, et ce dédoublement confine à la schizophrénie. Est-ce que travailler dans ce type de milieu aujourd’hui, au mépris parfois de l’humain et de la nature, implique une certaine dissociation entre qui on est et ce que l’on fait ?


Oui, tous les personnages du roman s’efforcent de masquer leurs idéaux, leurs doutes, leurs aspirations profondes, pour correspondre à un certain modèle de réussite. C’est un jeu d’imitation inversé par rapport à celui théorisé par Alan Turing : il s’agit pour des humains de se faire passer pour des machines, gommer toute trace de ce qui vit en eux – émotions, rêves, traumatismes – pour optimiser leurs performances et leur capacité de rationalisation. La tragédie des réseaux sociaux, c’est que cette imposture ne s’interrompt jamais : même en dehors des heures de bureau, chacun se met en scène pour correspondre à une certaine idée de lui-même, un avatar dont il fait une promotion permanente. Là encore, ce sont les lois du marché qui s’appliquent et qui définissent ce que chacun doit être, faire et avoir. Et donc par contraste, ce qui doit être caché, gardé secret, mis au placard. Heureusement, rares sont ceux qui parviennent à s’effacer complètement et je prends beaucoup de plaisir à raconter les brèches, tous ces brefs instants de vérité où le masque se fissure et où l’on peut trouver ces gens touchants, ridicules ou simplement humains, en dépit de tous leurs efforts.

 



Le Dernier Etage du monde impressionne par son suspense haletant, son propos éclairé de parenthèses théoriques, la fluidité de votre écriture, ainsi que la profondeur psychologique de ses personnages. Comment avez-vous travaillé sur ce premier roman ? L’avez-vous beaucoup réécrit pour arriver à sa forme finale ?


Je tenais à ce que chaque propos, chaque éclairage théorique soit au service de l’histoire et du romanesque, qu’il n’y ait aucune description gratuite. Avant d’écrire, j’ai beaucoup travaillé l’architecture du récit, la psychologie des personnages et leur back-story. J’ai aussi la chance de pouvoir compter sur des relectrices particulièrement exigeantes, ce qui est très précieux. Et puis, j’ai une méthode un peu plus personnelle : je réécoute systématiquement mes chapitres en courant pour « redécouvrir » le texte par l’oreille, dans un état de conscience légèrement modifié, et ainsi traquer les faiblesses stylistiques, les baisses de rythme ou les incohérences.


Les relations hommes-femmes sont centrales dans le livre. Qu’il s’agisse de Marion, d’Anna, de Constance, ou d’anonymes, elles jouent toutes un rôle crucial dans cette histoire. Pourtant, elles paraissent toujours inféodées à des choix masculins : elles sont aussi bien des petites mains que des faire-valoir dans l’ascension sociale, des pièges que des espoirs d’une autre vie possible. Malgré la relative jeunesse et l’avant-gardisme de ce milieu de la tech, les schémas concernant le genre y semblent assez classiques, voire conservateurs. Comment expliquez-vous ça ?


Comme le dit Victor, aux derniers étages du monde – où l’on trouve une majorité d’hommes –, « baisez-vous les uns les autres » est la seule parole d’évangile. Cela se traduit effectivement par des rapports de séduction, de conquête, de soumission. Il faut toutefois souligner que, parmi les personnages féminins que vous citez, l’une en particulier se montre tout aussi redoutable à ce jeu que Victor ou Stanislas : cette histoire aurait pu être la sienne, sans que le propos s’en trouve radicalement changé. C’est une forme de darwinisme social, qui promet la réussite aux plus aptes, aux individus « alpha » : les plus prédateurs, les plus déterminés, ceux qui savent le mieux manipuler l’autre et briller dans son regard, et ceux qui savent le mieux étouffer cet « autre » en eux dont la sensibilité, les doutes ou la morale pourraient desservir leur ascension. « Chacun de nous est le digne héritier de cette guerre ininterrompue contre l’autre », « cet affrontement entre notre désir et tout ce qui s’y oppose », résume Victor. Ironiquement, ce douteux processus de sélection naturelle aboutit à des comportements de plus en plus primitifs : je pense par exemple à Elon Musk et Mark Zuckerberg, deux geeks devenus milliardaires grâce à leur intellect, qui souhaitent désormais s’affronter dans un combat de MMA pour enfin savoir qui a la plus grosse.

 



Vous faites preuve dans ce roman d’une lucidité parfois douloureuse quant au futur que les développements récents de l’intelligence artificielle nous imposent. Gardez-vous malgré tout un peu d’espoir, de confiance en l’espèce humaine ?


On est actuellement fascinés par la capacité des IA à se faire passer pour humaines – et ainsi réussir le fameux test de Turing. Elles parlent comme nous, dessinent comme nous, écrivent, conduisent, jouent aux échecs ou au poker comme nous, voire mieux que nous. Et nous tombons de plus en plus dans le piège de l’anthropomorphisme : nous projetons sur elles notre conscience, nos fantasmes, notre volonté de puissance… Mais il ne faut pas oublier que dans ce processus de convergence entre l’Homme et la machine, c’est l’Homme qui a fait le premier pas. Avant même l’apparition des algorithmes, beaucoup de métiers donnaient déjà l’impression de nous transformer en automates, répétant quotidiennement les mêmes gestes et les mêmes raisonnements – on peut penser aux Temps modernes de Chaplin. C’est ce qui arrive au père de Victor : « chaque métier devient le rouage d’une mécanique implacable, réduit à une suite de décisions machinales, écrites à l’avance […] et un beau jour, quand nos tâches sont devenues totalement programmables, ils nous annoncent que tout compte fait, le logiciel les réalisera plus vite ».

L’intelligence artificielle d’aujourd’hui est l’aboutissement d’une conception technocratique, étriquée du progrès, qui vise exclusivement à produire toujours plus avec une efficacité maximale. La question n’est donc pas celle de la technologie – dont il est tout à fait possible de faire un usage raisonné, bénéfique à nos sociétés – que des objectifs qui lui sont fixés. Et tant que ces objectifs lui sont fixés par des entreprises privées, dans une logique de croissance et d’accumulation de capital, il faut s’attendre à tous les effets pervers envisagés par mon roman.



Travaillez-vous déjà sur d’autres projets littéraires ?


J’ai un projet de second roman, en cours d’élaboration.


Est-ce que vous comptez lire, ou avez déjà lu, certains livres de la rentrée littéraire ?


Ces trois dernières semaines ont été trépidantes, mais j’ai d’ores-et-déjà prévu de lire Trust de Hernan Diaz.




Quelques questions à propos de vos lectures
 

Quel est le livre qui vous a donné envie d`écrire ?


Un mélange de Céline, de Kafka, de Camus et de littérature américaine (Bret Easton Ellis, Tom Wolfe, Chuck Palahniuk).


Quelle est la perle méconnue que vous souhaiteriez faire découvrir à nos lecteurs ?


Impossible de choisir entre ces deux ouvrages, à l’intersection de la science et de la poésie : Quand Einstein rêvait de Alan Lightman et Gödel, Escher, Bach : les brins d’une guirlande éternelle de Douglas Hofstadter. 


Avez-vous une citation fétiche issue de la littérature ?


« L’absurde, c’est la raison lucide qui constate ses limites », Albert Camus dans Le Mythe de Sisyphe


Et en ce moment que lisez-vous ?


Ethnographies des mondes à venir, de Philippe Descola et Alessandro Pignocchi





Découvrez Le Dernier Etage du monde de Bruno Markov aux éditions Anne Carrière

 
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