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L’importance des dialogues dans la traduction de romans d’amour
Interview : Cécile Desthuilliers, traductrice  

Article publié le 07/04/2023 par Julie Audouard 

 

Alors que la saga de Bridgerton remporte un grand succès depuis plusieurs années, nous avons eu la chance d’interviewer Cécile Desthuilliers, traductrice de la série de romans à succès Les Chroniques de Bridgerton. Traductrice de romans anglais depuis plus de 25 ans, elle nous parle d’un métier dont on connaît mal les subtilités. La traduction occupe dans le monde des livres une place particulière puisqu’elle nous permet d’accéder aux œuvres écrites en langues étrangères. Pourtant il ne s’agit pas seulement de traduire les mots, mais aussi de retranscrire un univers. Entre passeur et créateur, quelle est la place du/de la traducteur.ice dans la retranscription d’un livre ? 

Eléments de réponse avec cette interview de Cécile Desthuilliers.
 

 



Qu’est-ce qui vous a poussée à devenir traductrice ? Et à vous spécialiser en anglais ? 

Mes premiers pas dans la traduction se sont faits un peu par hasard, dans la mesure où le hasard existe. C’était en 1997. Je venais de passer les portes du Salon du Livre et j’ai eu l’intuition que je devais en priorité me rendre sur le stand des éditions Harlequin. J’ai d’abord hésité car j’étais là pour voir au contraire des éditeurs peu connus, ceux qu’on ne trouve pas partout - c'était avant l’époque d’Internet - mais j’ai écouté la petite voix. Quand je suis arrivée au stand, il y avait une grande affiche indiquant que l’éditeur recherchait des traducteurs et qu’un test de traduction était disponible auprès de l’hôtesse. J’ai donc rédigé mon essai et l’ai envoyé à l’éditeur, qui m’a tout de suite confié un ouvrage, et c’est ainsi que je suis entrée dans la profession. Même si j’adorais écrire et lisais l’anglais sans difficulté, je n’avais pas de spécialisation en anglais et peu d’expérience de la traduction?; mes études littéraires m’avaient dirigée vers les métiers du livre, mais plutôt le prépresse : rewriting, préparation de copie, mise en pages, relecture, etc. J’ai exercé les deux activités pendant un an, puis je suis devenue traductrice à plein temps.


Quelles sont les spécificités de la langue anglaise qui la rendent particulière, peut-être difficile à traduire en français ? 

L’anglais est une langue qui s’écrit souvent comme elle se parle, jurons et néologismes inclus. Tout le contraire du français, qui est régi par des règles stylistiques exigeantes, pour ne pas dire contraignantes : éviter les répétitions, varier le rythme et rester élégant. En anglais, on peut avoir une page entière sur le mode sujet-verbe-complément?; en français, ça ne passe pas. De plus, l’anglais emploie de nombreuses tournures idiomatiques?; il faut parfois faire preuve d’imagination pour rester près du sens original sans alourdir la phrase. L’anglais possède en outre un lexique plus riche que le français. S’il est en bonne partie importé du français, pour 60 à 70 % environ, il puise aussi aux sources germaniques. De ce fait, il n'est pas toujours facile de trouver l’équivalent français le plus approprié pour certains termes. J’ai des dictionnaires anciens car les versions modernes, surtout en ligne, ont perdu certaines acceptions. 


Y a-t-il des aspects que vous travaillez particulièrement, avec grand soin du fait de leur importance ? 

Un roman sentimental, c’est d’abord l’histoire d’une rencontre. Je soigne donc tout particulièrement les dialogues, qui sont déterminants en particulier dans les comédies car l’auteur y exprime une bonne part de son talent et de son humour. Par ailleurs, la différence entre le vécu du héros et celui de l’héroïne est un ressort important dans le genre sentimental. C’est ce décalage qui crée le comique ou le tragique d’une situation, tous les malentendus et quiproquos qui font d’une banale rencontre une histoire passionnante. Je dois donc absolument respecter l’alternance des points de vue. Autrement dit, la lectrice doit toujours savoir lequel des deux héros voit et ressent la scène décrite. Cela demande un peu d’expérience car je dois percevoir dans la VO les différences entre la sensibilité du héros et celle de l’héroïne, puis les restituer dans la VF, par leur façon de verbaliser en leur for intérieur ce qu’ils vivent et de s’exprimer dans les dialogues. Il arrive qu’un auteur raconte la même scène d’abord du point de vue de l’un des deux héros, puis du point de vue de l’autre. Le résultat est toujours très intéressant et parfois hilarant.


Comment travaillez-vous vos textes ? Est-ce que vous avez une méthode particulière ? Est-ce que vous vous adaptez à chaque texte ? Quelles recherches effectuez-vous ? 

Je n’ai pas de méthode à proprement parler. J’effectue d’abord une lecture en diagonale pour prendre la température, surtout si l’éditeur m’a alertée de certaines difficultés. Ensuite je réalise le premier jet ; cette partie est celle qui demande le plus de temps. Je n’essaie pas de fignoler, c’est plutôt le gros œuvre. Si nécessaire, je fais des recherches sur le contexte historique du récit ou sur son univers - la peinture, l’horticulture, la marine - parce qu’il y a tout un vocabulaire technique à connaître. Au fil de la traduction, je note les points qui me posent problème dans un document à part que je remettrai à l’éditeur afin de justifier mes choix. 

Puis je passe à la relecture, qui se fait en trois étapes. La première s’appuie depuis quelques années sur l’utilisation d’un correcteur orthotypographique - quand j’ai commencé, cet outil informatique n’existait pas. Ensuite, j’effectue les recherches complémentaires sur les points qui, sans être indispensables pour la compréhension globale, sont nécessaires pour que la traduction soit complète. Enfin, je relis tout mon travail en portant une attention particulière au style. A ce stade, j’allège le texte afin qu’il soit aussi fluide que possible, toujours dans le respect de la version originale. C’est un métier exigeant puisque d’un côté je dois « prendre en main » un roman, le faire passer par mon filtre et ma sensibilité afin de le restituer dans toute sa profondeur émotionnelle, mais d’un autre côté, je ne peux pas avoir d’ego d’écrivain ; je suis au service de ce que l’auteur a souhaité exprimer et dois accepter d’être relue et corrigée par l’éditeur. Pour résumer, la place du traducteur littéraire est toujours sur le fil : à la fois celle d’un passeur qui doit s’effacer devant l’œuvre et celle d’un artiste qui apporte sa touche personnelle.



Avez-vous fréquemment la possibilité d’échanger avec les auteurs et auteurs que vous traduisez ?

Je regrette de ne pas être plus en contact avec les auteurs car parfois cela m’aiderait à comprendre plus vite certains points, mais la profession n’est pas organisée dans ce sens. Je dois aussi reconnaître que je n’ai jamais pris l’initiative d’en faire la demande à un éditeur.


Quel est le livre que vous avez pris le plus de plaisir à traduire ? Et celui qui vous a posé le plus de difficultés ?

Je fais essentiellement du Régence pour J’ai lu. Il y a certains auteurs que j’ai grand plaisir à traduire parce qu’ils ont une plume drôle, acérée, intelligente. J’ai tout de suite adoré les romans de Julia Quinn, dont j’ai commencé la saga des Bridgerton en 2008 avec Daphné et le Duc. Son succès actuel confirme combien elle est talentueuse, et ses héros universels. J’ai une grande reconnaissance envers Margaret Calpena qui m’a permis de traduire cet auteur. 

 


Dans l’ensemble, je me sens plus dans mon élément avec les comédies qui savent concilier la légèreté du ton et l’exploration des passions humaines : nos ambitions et nos secrets, nos moments de gloire et nos fiascos. C’est pour cela que j’aime particulièrement des auteurs tels que Tessa Dare ou Julie Anne Long, qui ont en commun avec Julia Quinn un authentique sens de la comédie : des dialogues percutants, des situations un brin décalées et une saine bonne humeur. Le Jeu de la Préceptrice ou Pour un simple baiser ont été de vrais bonheurs de traduction. Dans Le Jeu de la Préceptrice, Tessa Dare met entre les mains de son héroïne un roman signé Miss Butterworth, un écrivain gothique fictif… imaginé par Julia Quinn. J’aime beaucoup ce genre de clin d’œil entre auteurs. J’adorerais lire un roman où tous les héros de mes différentes traductions se croiseraient dans le Londres des années 1820 ! Certains romans m’ont donné plus de fil à retordre. Je pense en particulier aux Chroniques de McKayla Lane de Karen Marie Moning, une série urban fantasy qui m’avait été confiée par Florence Lottin. Cette série, avec son univers sombre, sa construction complexe et sa galerie de personnages hors normes, a été un défi pour moi mais aussi une grande fierté. 

 

 

 

Quelle(s) évolution(s) du métier de traducteur constatez-vous ces dernières années ? Auriez-vous un conseil pour les jeunes traducteurs qui voudraient se lancer ?

Sur le fond, j’ai constaté une grande évolution ces dernières années avec le mouvement Me Too. Les héroïnes actuelles essaient de sortir du cadre traditionnel en marchant sur les plates-bandes des hommes ; elles fument, boivent et jurent joyeusement, font des études, refusent de dépendre financièrement d’un mari et n’hésitent pas à voler au secours d’un homme en danger. Sur la forme, je n’ai pas vu de transformations majeures dans le métier. On parle beaucoup aujourd’hui de la traduction par IA. Si j’ai quelques doutes sur son efficacité actuelle, étant donné toute la « valeur ajoutée » du traducteur, il n’est pas exclu qu’elle progresse. 

J’ignore de quoi sera fait l’avenir mais je suppose que pour se lancer dans ce métier, les bases qui ont été valables pour moi le resteront encore un certain temps. D’abord, contrairement à ce qu’on croit souvent, un traducteur n’est pas quelqu’un qui parle bien l’anglais mais quelqu’un qui écrit bien le français. A mes yeux, ce dernier point est essentiel. L’idéal est qu’on ait l’impression de lire un ouvrage rédigé en français, ce qui demande de la part du traducteur une bonne maîtrise non seulement de la grammaire et de la conjugaison mais aussi du ton, du rythme, des métaphores. Il faut savoir ressentir un texte et restituer sa coloration unique. Ensuite, il est indispensable d’aimer ce que l’on fait. Si je prends un grand plaisir à traduire du roman sentimental historique, c’est entre autres parce que de 15 à 25 ans au moins, j’en ai dévoré des dizaines. Cela m’a donné les codes de ce genre - la rencontre, les obstacles, la tentation, le conflit, la résolution - qu’il est important de connaître pour en jouer… ou les casser si nécessaire. Au fond, on raconte toujours la même histoire ; le secret est de la rendre assez différente des autres pour être intéressante mais assez semblable pour ne pas désorienter les lectrices.

 

Pouvez-vous nous conseiller 3 livres dont la traduction vous semble remarquable ?

Il est rare que je lise un ouvrage à la fois en français et en anglais, donc j’ai peu de points de comparaison, mais le livre que je suis en train de terminer, Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité, de David Graeber et David Wengrow, est une réussite à tous égards. Outre la thèse passionnante des auteurs (et la qualité typographique exceptionnelle de l’ouvrage, un détail qui compte), je suis admirative du travail d’Elise Roy, dont la traduction est une merveille d’intelligence, de finesse et d’élégance. Un modèle !

 


On a beaucoup critiqué la traduction du Seigneur des Anneaux par Francis Ledoux, qu’on a jugée un peu scolaire. Pour ma part je serais moins sévère. Je ne sais pas si je m’en serais aussi bien sortie, d’autant que c’est un pavé et qu’à l’époque, il n’y avait ni traitement de texte, ni Internet ! En outre, je crois comprendre que Ledoux ne disposait pas de tous les éléments nécessaires pour comprendre le cadre du récit, même s’il avait déjà traduit Le Hobbit. Si un traducteur doit savoir prendre sa place, je préfèrerai toujours une traduction un peu trop fidèle à une traduction trop personnelle. Cela dit, dans bien des cas, même la meilleure traduction du monde ne remplacera pas la VO. Par exemple, la forêt de Lórien que j’ai découverte dans la VO du Seigneur était infiniment plus vivante et mystérieuse que celle que j’avais traversée sans vraiment la voir quelques années plus tôt dans la VF. On touche ici aux limites du pouvoir du traducteur.



Sinon, le Guide du routard galactique (1) et ses suites, de Douglas Adams, restent un monument. C’est en les lisant (en français) que j’ai eu mon premier aperçu du métier de traducteur, dans les années 1980. Sur l’un des romans on pouvait lire, si mes souvenirs sont exacts, Traduit par Jean Bonnefoy, qui a beaucoup souffert. Sur un autre, je cite également de mémoire, Traduit par Jean Bonnefoy, à qui on ne la fera plus. Ces quelques mots ont fait partie des petits cailloux qui m’ont mise sur le chemin de la traduction, parce qu’ils disaient tout des défis et des joies de ce métier.



(1) Je parle bien du Guide du routard galactique et non pas du Guide du voyageur galactique, une traduction ultérieure dont je pense peu de bien.

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