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Quand les journaux intimes racontent nos vies : Interview de Sophie Pujas et Nicolas Malais

Journaux intimes : les mots de la vie : Plongée au cœur de l'intime 
Article publié le 16/12/2021 par Guillaume Teisseire

Redécouvrir la vie et la pensée de quelques grands écrivains à travers leurs journaux intimes, voilà ce que nous proposent Sophie Pujas et Nicolas Malais dans leur beau livre Journaux intimes. Raconter la vie.

La journaliste et autrice Sophie Pujas ainsi que le libraire de livres anciens et éditeur Nicolas Malais ont plongé dans les journaux intimes d'une centaine d'écrivains de différentes époques pour essayer de découvrir ce que leurs récits pouvaient révéler de leurs vies, de leurs expériences, voire de leurs âmes ? Les auteurs ont ainsi selectionné et reproduit de nombreux extraits de leurs journaux mais ont également interviewé Annie Ernaux pour comprendre ce qui se joue dans cet espace mystérieux du journal intime.

 

 

 

Vous avez compilé des extraits de journaux intimes, de toutes époques, de diaristes fameux ou méconnus. Comment s’est opérée votre sélection ?

Sophie Pujas : Je voulais donner la mesure de ce genre foisonnant et passionnant dans sa diversité. Mais aussi composer une forme d’anthologie subjective, en choisissant des textes qui me sont chers, pour leur beauté stylistique ou l’émotion qu’ils portent. Les journaux ont donc été classés en trois grandes thématiques - l’intimité, le monde extérieur, les voyages - et comportent aussi bien des journaux célèbres, souvent des sommets du genre, que des journaux peu connus de célébrités et des journaux d’inconnus. 


Quel travail de recherche représente cet ouvrage ? Certains journaux ont-ils été plus difficiles d’accès ?

SP : Pour ce livre, le plus gros du travail a été la recherche ! Pour opérer la sélection, j’ai lu un très grand nombre de journaux publiés, consulté en bibliothèque des manuscrits inédits, et écumé les ressources numérisées… Ce travail a été compliqué par le fait que le livre s’est écrit en partie durant le confinement, alors que nombre de bibliothèques étaient fermées ou n’avaient qu’un accès limité à leurs fonds… Laurence Basset, qui a assuré la direction éditoriale et l’iconographie du livre, a fourni un travail colossal pour récupérer les images et demander les droits et des textes et des images… Nous avons également pu nous appuyer sur le soutien précieux de nombreuses institutions conservant des journaux, et notamment l’APA, formidable association qui recueille des écrits autobiographiques - les lecteurs de Babelio peuvent d’ailleurs leur envoyer leurs textes s’ils souhaitent qu’ils soient archivés ! 

Nicolas Malais : Par ailleurs, lorsque l’on travaille sur des manuscrits la transcription d’un mot peut parfois prendre des heures, même si peu de transcriptions nous ont échappées au final. Je me souviens par exemple d’avoir passé un temps inapproprié pour comprendre que les initiales « BPR » dans l’un des agendas de Perec signifiaient tout simplement « Bar du Pont Royal » où il aimait aller prendre des verres, à deux pas de chez Gallimard ! En fait, l’auteur d’un journal intime ne pense pas forcément qu’il va être relu et peut très bien utiliser des abréviations, des codes, des références que l’on ne comprend pas.



Vous soulignez la fragilité du journal intime, qui n’existe par principe qu’en un seul exemplaire. Dans l’interview qui introduit le livre, Annie Ernaux déplore ainsi la perte de plusieurs cahiers. Connaît-on de grands journaux disparus qu’on rêverait de retrouver un jour dans une brocante ou un grenier ?

NM : Certains journaux intimes ont été détruits – je pense à celui de Jules Renard, que sa veuve a fait disparaître, et dont l’on ne connaîtra jamais les passages coupés ! Mais gardons espoir : dans mon métier de libraire de livres rares, spécialisé dans les manuscrits anciens, j’ai pu constater que de nombreux journaux intimes ressortent un jour sur le marché. J’ai pu ainsi, par exemple, mettre la main sur des journaux des Caroline, la fille de Madame de Genlis – qui sont aujourd’hui conservés à la BNF – et sur nombre de journaux passionnants d’anonymes ou de célébrités : des journaux de voyages, des journaux de guerre, des récits d’amours déçus… J’ai vu sortir au marché du livre, au parc Georges Brassens, mi-novembre, le journal intime complètement inédit de Dominique Aury (l’autrice d’Histoire d`O) pendant la Seconde Guerre mondiale – un journal passionnant, bientôt publié je l’espère. Le journal intime est devenu un objet littéraire légitime, et il suscite de plus en plus d’intérêt : en étant attentif, il est évident que l’on va en retrouver d’autres dans les années à venir ; certains deviendront des classiques, c’est sûr !

 

                           Un exemple d'une double page du livre consacrée à Adèle Hugo. 



Quelles ont été vos plus belles découvertes en rassemblant ces journaux ?

SP : Je pourrais en citer beaucoup, mais j’ai un grand faible pour le Journal de Jeanne Sandelion, monumental et inédit. Jeanne Sandelion aurait été l’un des modèles des Les jeunes filles (I/IV) : Les Jeunes filles de Henry de Montherlant, écrivain avec qui elle correspondait et à qui elle s’était (trop) confiée - la parution du roman a été pour elle un coup de poignard ! Elle me touche car elle raconte ce que pouvait être le destin d’une femme de son temps, intellectuellement brillante, mais née dans un milieu trop étroit pour ses ambitions, et dont les rêves d’amour sont constamment déçus (en partie parce que la Grande guerre a fauché un grand nombre des garçons de son âge). Plus près de nous, et également inédit, le Journal du romancier Daniel Arsand est à la fois un objet magnifique - rehaussé de collages, écrit en encres de plusieurs couleurs… - et une oeuvre littéraire importante.

NM : Je me suis difficilement remis de la lecture du journal de Robert Falcon Scott. Toute sa lecture mène au moment fatidique où l’explorateur meurt de froid, au Pôle Sud, après s’être fait doubler dans sa quête impossible par le norvégien Roald Amundsen. Ses derniers mots sont pour son journal et pour sa patrie. L’expédition de secours lancée à sa recherche retrouvera plusieurs semaines plus tard ses carnets, parfaitement conservés dans les poches de son manteau couvert de neige…



Vous présentez chaque journal de la même façon : une note d’éclairage, et un fac-similé d’une ou plusieurs pages (avec une retranscription appréciable, tant certaines écritures sont délicates à déchiffrer…) Donner à voir l’écriture même des journaux, l’encre, la mise en page, était-il constitutif de votre projet dès le départ ?

NM : C’est ce qui rend vivant l’ouvrage : le retour à l’objet original, dans toute sa réalité et sa poésie. Il porte les traces de l’histoire, symbolise « matériellement » l’intimité de son auteur. C’est ce dialogue avec les objets originaux qui nous permet de voyager dans le temps et d’être si proche des diaristes. Par ailleurs, la transcription des manuscrits réserve parfois des surprises pour les journaux connus : des passages importants sont souvent absents des éditions officielles. Je pense notamment au Journal des Goncourt dont les éditions passées (à l’exception de celle en cours de publication chez Champion qui s’arrête pour l’instant en 1871) ne sont pas totalement le reflet des manuscrits originaux.


Plutôt que le cheminement avec la pensée d’auteur qu’on recherche habituellement en publiant un journal, votre approche consiste à ouvrir 85 fenêtres sur autant de vies, comme un accrochage d’instantanés dans un musée. L’intimité passe au second plan. On peut avoir le sentiment que l’enjeu véritable est ici moins le titre de votre livre (« Journaux intimes ») que son sous-titre (« Raconter la vie ») ?


SP : J’aimais l’idée que chaque journal soit un roman en miniature, qui capture la vie dans toutes ses dimensions, aussi bien grandiose (la passion, la grande Histoire, les explorations…) que minuscule (l’émerveillement face au quotidien par exemple).  La place qu’accorde un diariste à l’intime est au fond assez variable, et ce livre en est le reflet. Tout est possible, de Julien Green égrenant le détail de ses aventures sexuelles, à Nicolas II notant les variations de la météo sans livrer le moindre état d’âme alors qu’il est en train de perdre son Empire… 

NM : Oui, c’est une véritable « galerie des intimes ». À côté des grandes histoires d’amour (déçues ou satisfaites), des drames historiques, des suicides annoncés et des explorations grandioses, il y a aussi une place dans le journal intime pour l’ordinaire, le minuscule, l’instantané. Qu’Edmond de Goncourt revienne par exemple avec humour dans son journal intime sur les envies – incessantes – de pisser de son ami Émile Zola lorsqu’ils prennent le train a quelque chose d’assez extravagant, mais c’est ça aussi, parfois, un journal intime.

 


On trouve beaucoup d’écrivains dans votre sélection, mais pas uniquement. À leurs côtés, peintres, explorateurs, militaires, nobles ou politiciens. Comme la correspondance, le journal intime est-il le livre de ceux qui n’écrivent pas de livres ?

NM : Le livre de ceux qui n’écrivent pas de livre ; ou de ceux qui ne savent pas écrire. Pardon, de 
ceux dont écrire n’est pas forcément le métier. Je pense aux journaux d’inconnus que l’on trouve dans le volume. Le journal intime peut être le compagnon du voyageur anonyme, le soutien de la jeune fille ou du jeune homme qui traversent une crise existentielle, ou encore le support d’un témoin inconnu de l’histoire en marche.  

SP : Et certains deviennent écrivains par leur seul journal, qui les fait accéder à la postérité littéraire : je pense notamment à Henri Frédéric Amiel ou Marie Bashkirtseff, qu’on retrouve dans le livre...

 

 

La nature du journal intime en fait un exercice sans doute moins influencé que d’autres : on ne lit pas d’autres journaux pour nourrir le sien. Pour autant, existe-t-il des familles de diaristes ?

NM : On a aussi littéralement des familles de diaristes dans l’ouvrage – même si leurs journaux ne se ressemblent pas. Je pense à la famille Hugo : on trouve dans le livre le passionnant mais dépressif journal d’Adèle Hugo, un journal de voyage de Victor Hugo accompagné de dessins et le journal de Juliette Drouet du coup d’Etat de 1851 – qui faillit coûter la vie à Hugo. On peut tout à fait en faire des lectures croisées.

SP : Parmi les « vraies » familles du livre, on peut aussi citer une fratrie qui incarne l’esprit romantique : Eugénie et Maurice de Guérin. Mais aussi Thomas Mann et son fils Klaus Mann, si écrasé par cette figure paternelle… Mais il existe parfois aussi des affinités électives d’un auteur à l’autre, et certaines traversent souterrainement le livre - même si le lecteur peut tout à fait naviguer au fil des histoires sans s’en soucier ! Ainsi le romancier Daniel Arsand est-il un admirateur de George Sand et Klaus Mann. Quant à Charles Juliet, autre contemporain à l’honneur dans le livre, il s’est beaucoup passionné pour les Journaux d’Etty Hillesum ou Pavese, que nous avons reproduits.

 

 

Publier un journal intime, l’exposer à d’autres yeux que ceux de son auteur, en change-t-il la nature, à l’instar de l’influence de l’observateur sur l’objet observé en physique quantique ?

NM : Totalement. Et encore plus particulièrement quand l’auteur du journal comprend qu’il va être lu. C’est ce qui arrive par exemple à André Gide. Dans les premières années son journal est un confident intime ;  mais plus le temps avance, plus Gide sait qu’il va être publié et sa manière d’écrire évolue. Il le reconnaît d’ailleurs parfaitement lui-même dans son journal : « combien plus abondante ma confidence, si elle eût su rester posthume ».

Dans ce type de journaux l’écriture de certains passages est donc inséparable du regard qui sera porté sur eux par le lecteur contemporain ou futur. Les deux sont intriqués pour filer la métaphore quantique ; et le journal finit par s’écrire au miroir de ce possible regard. Mais est-ce qu’un écrivain peut vraiment tenir un journal intime en faisant abstraction du fait qu’il sera sans doute lu un jour ?

 


L’écriture de soi n’a peut-être jamais été aussi prospère qu’aujourd’hui, mais de l’autofiction aux réseaux sociaux, le concept d’intimité n’a peut-être jamais été aussi fragile. Quelle place aujourd’hui pour les journaux intimes ?

NM : Le journal intime « traditionnel » occupe toujours une place importante pour de nombreux jeunes. Je n’opposerai cependant pas le journal papier à ses nouvelles formes en ligne. Que l’on parle de blog, de vlog, d’Instagram – il s’agit de nouvelles écritures de l’intime et les champs de recherches sont innombrables dans ce domaine. Une page Instagram peut tout à fait être un journal intime (ou extime !) en images. Ces formes nouvelles sont éclatées, discontinues, transmédiatiques, autoréférentielles…


Avez-vous un journal intime de chevet à conseiller aux lecteurs de Babelio ? Ou plusieurs, d’ailleurs…

SP : Trois chefs-d'œuvre du genre : les Journaux d’Alejandra Pizarnik (que nous n’avons hélas pu reproduire), le Journal de Virginia Woolf, le Journal de Mireille Havet. Mais aussi le superbe Journal d’Anita Pittoni, femme flamboyante et figure importante de la vie intellectuelle de Trieste, retrouvé miraculeusement lors d’une brocante...

NM : Pour ma part, les journaux de Stendhal m’ont accompagné cet été. J’avoue un faible coupable pour toutes ces formules en anglais glissées entre les lignes par Stendhal pour plus « d’intimité » et pour tous ces croquis intercalés entre les textes : Stendhal fait de petits schémas pour mettre au clair sa pensée, décrire un lieu, ou même pour établir un plan de bataille en vue de conquérir le cœur d’une jeune femme. C’est une sorte de géométrie intime, de mise au clair de sa propre vie et de sa complexité.

 

 

Découvrez Journaux intimes : les mots de la vie  de Sophie Pujas et Nicolas Malais, publié aux éditions Hoëbeke.

 

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